Un roman d’anticipation sur l’effondrement bancaire

iseiseOn connaît surtout Lionel Shriver pour son roman au vitriol, We need to talk about Kevin, qui portait sur le phénomène des tueries en milieu scolaire. Big Brother abordait le problème de l’obésité comme mal du siècle. Tout ça pour quoi? fustigeait le système américain de santé. Dans Les Mandible. Une famille, 2029-2047, cette romancière du social propose une dystopie[1] économique sur fond de crise financière. Science-fiction ou anticipation? L’auteure a sa petite idée.

«La crise financière de 2008 m’a beaucoup inquiétée, je ne pouvais que penser à ce qui arriverait si le monde s’effondrait. Là on avait frôlé la catastrophe: j’ai voulu imaginer ce qui pouvait se passer de pire.» Lors du dernier festival Passa Porta, qui s’est déroulé à Bruxelles en mars dernier, Lionel Shriver répondait aux questions de nos collègues de La Libre Belgique (LLB, 30 mai 2017) relatives à son dernier roman Les Mandible. Un étrange patronyme dont elle affuble ses protagonistes et qui, en français, se traduit par «mandibules» faisant référence à ce qui nous permet de manger… ou d’être mangés. Dans son nouvel opus, elle transpose en 2029 ce qui aurait donc pu se passer en 2008 et en imagine les conséquences pour les gens ordinaires. Dans le passé de ce roman, elle situe également en 2024 un énorme bug informatique, un black-out qui met Internet K-O, provoquant des accidents de train, des avions qui tombent, avec l’incapacité pour le pays d’encore fonctionner, et ramenant celui-ci à l’âge de la pierre.

Le déclin de l’empire américain

2029, donc. Les États-Unis traversent donc une crise sans précédent. Peut-être en référence à son actuel président, les ressources naturelles de ce pays sont épuisées, la dette nationale a explosé et le dollar n’est plus qu’un vieux souvenir, supplanté par une monnaie internationale. La Chine est devenue la première puissance économique mondiale et Vladimir Poutine est toujours aux commandes, président à vie d’une Russie omnipotente. Le président américain, un Latino, prend des mesures drastiques comme l’annulation de la dette du pays, mais le pays est en déliquescence. Un mur a bien été construit entre le Mexique et l’Amérique du Nord, mais pour empêcher les émigrés venus des States de pénétrer au Mexique.

Les USA sont devenus un État paria où la population tire le diable par la queue, la viande et le poisson ayant disparu des étals, l’eau se faisant rare et le papier toilette, rationné. Et dans ce contexte, quatre générations de la famille Mandible, ayant au début du roman des positions sociales et financières différentes et pour certains enviables, se retrouvent sous le même toit. Dans le tumulte décrit par Lionel Shriver, l’argent n’est plus un refuge. «Car en réalité l’argent n’est qu’une idée, une métaphore, mais n’a aucune valeur en soi. Il ne vaut rien, malgré ce que l’on y projette. Il dit le pouvoir des gens, mais pour valoir quelque chose, il doit être converti en autre chose et tout n’est pas convertible.»

«Je n’ai rien inventé»

Dystopie ou utopie qui vire au cauchemar, certes. Mais Lionel Shriver estime qu’’un tel genre romanesque en dit long sur nos peurs actuelles, car les enjeux qui sont décrits dans Les Mandible dépassent son ancrage historique. La crise de 2008 est certes le point de départ de cette dystopie, mais, pour l’auteure, dans une longue interview accordée à Christine Marcandier pour le magazine Diacritik[2], ce n’est pas seulement une menace qui s’éloigne: «Les gens pensent que cette crise est derrière nous et que tout va bien. Je pense que beaucoup de gens se méprennent sur l’importance de ce que nous traversons. Nous dépendons du bon fonctionnement d’équilibres économiques complexes, toujours plus complexes et toujours plus interdépendants. Tout comme nous sommes devenus dépendants au sens le plus primitif du fonctionnement d’Internet. Or nous sommes passés très près d’un effondrement financier mondial et des systèmes dont nous dépendons pour que l’argent circule.»

Ses sources d’inspiration? Incontestablement le réel. Et de faire remarquer que, finalement, ce qu’on lit dans les journaux dépasse tout ce qu’on pourrait vouloir mettre dans un roman. D’où l’ironie d’en faire le récit.

Nathalie Cobbaut

[1] Récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Utopie qui vire au cauchemar et conduit à une contre-utopie.

[2] Voir l’interview sur le site www.diacritik.com.