COVID Édition spéciale – Les actes d’huissier durant le confinement – Tragédie en cinq actes

Acte I

Depuis le mercredi 18 mars à midi, la Belgique est officiellement entrée en confinement à la suite de la pandémie de Covid-19, les contacts humains étant, sauf exception, prohibés. Cette situation particulière a entraîné de nombreux chamboulements dans la vie quotidienne et a bouleversé une multitude de mécaniques de notre société. Ce contexte étant susceptible d’avoir des conséquences dramatiques auprès de certaines personnes, il a fallu prévoir des aménagements pour permettre à la société de s’adapter aux circonstances exceptionnelles sans laisser (trop) de monde sur le côté.

Dès le début de la crise, son importance a été comprise et de nombreux créanciers ont trouvé nécessaire, voire légitime, d’assouplir leur propre procédure de recouvrement et les conditions à remplir pour obtenir un plan de paiement. Dans le même ordre d’idées, le président de l’Union francophone des huissiers de justice déclarait ne pas vouloir que les huissiers soient des «accélérateurs de misère» (sic) et les encourageait dès lors à envisager un moratoire pour la récupération de créances et l’exécution des décisions de justice. Celui-ci justifiait ses recommandations par des raisons tant sanitaires qu’humaines[1].

Par ailleurs, les règles générales adoptées par le gouvernement empêchaient par ricochet certaines étapes du recouvrement de créances. Par exemple, puisque les normes gouvernementales ne permettaient plus les rassemblements, les salles de vente des huissiers de justice ont dû suspendre leurs activités.

Ensuite, les premières mesures adoptées par les pouvoirs publics ont pu être complétées et affinées pour prévoir la mise en place d’aménagements légaux ayant pour but de protéger les victimes économiques de la crise sanitaire. Citons entre autres que, dans tout le pays, les coupures d’eau et d’énergie ont été suspendues et qu’il n’a plus été possible de procéder à une expulsion d’un logement durant cette période, la date initialement prévue pour l’estompement des effets de ces dispositions pouvant être postposée selon l’évolution des événements.

Acte II

Puis, les instances des huissiers de justice ont emboîté le pas, par l’intermédiaire de la Chambre nationale des huissiers de justice (ci-après CNHJ), en adoptant des instructions à l’égard des huissiers. Celles-ci énoncent qu’«il est d[u] devoir [des huissiers] de suspendre toutes les mesures d’exécution forcée non urgentes (toutes formes de saisie, ouvertures forcées de porte, expulsions, ventes publiques…) durant la période de confinement»[2].

En prélude des instructions, le document insiste sur l’importance de les respecter et précise qu’«agir autrement serait totalement irresponsable et potentiellement dangereux pour les personnes avec qui [les huissiers entreraient] en contact […]. De plus, ne pas adopter une position uniforme et civique pourrait occasionner certains incidents avec les justiciables rencontrés vu le contexte d’anxiété et de psychose que nous connaissons actuellement».

Ces consignes mises en place mi-mars ont par la suite été entièrement confirmées par d’autres indications ultérieures, tout en rappelant l’obligation de «les respecter scrupuleusement»et en «condamn[ant] fermement tout comportement allant à l’encontre de ces directives»[3]. Il y est aussi spécifié que la CNHJ «considère comme inadmissible le fait de signifier des actes non urgents (ex.: fixation d’un jour de vente après la période de confinement sur la base d’une saisie antérieure ou sur la base d’une saisie commune)».

Précisons que ces instructions ont été publiées sur le site internet de la CNHJ[4]et sont dès lors consultables par tout un chacun, contrairement aux instructions données en temps normal, qui ne sont quant à elles pas accessibles au commun des mortels. L’on pourrait donc en déduire une volonté de la CNHJ d’informer tout justiciable des règles particulières applicables aux huissiers de justice durant cette crise sanitaire et sociale.

Acte III

Plusieurs CPAS de la région liégeoise ont interpellé le GILS[5]au sujet d’une étude qui réalisait des actes d’exécution en contradiction totale avec ces instructions. L’un des actes en question était justement la signification d’un jour de vente sur la base d’une saisie réalisée antérieurement à la pandémie, soit précisément ce qui est explicitement prohibé par les règles édictées par la CNHJ. En outre, en plus de contrevenir à ces dernières, ce type d’acte est dénué d’intérêt vu l’impossibilité d’organiser une vente publique. Il ne tente donc que d’intimider le débiteur et entraîne d’importants frais supplémentaires.

Avec l’assistance du GILS, l’étude a été contactée afin de contester sa pratique sur la base des instructions émises par la CNHJ. L’étude d’huissiers a alors réfuté les arguments avancés en répondant que les consignes de la CNHJ provenaient de circulaires, ce qui a pour conséquence qu’elles ne sont pas contraignantes. L’étude avance que les instructions auraient dû être édictées par le biais de directives approuvées par l’assemblée générale de la CNHJ pour qu’elles soient coercitives. L’étude se base donc sur un argument de forme pour justifier son comportement considéré comme inadmissible par ses instances[6].

Acte IV

La position de l’étude entraîne plusieurs commentaires.

Premièrement, la légalité de l’acte pourrait être sujette à controverse, car la loi ne prévoit en effet pas qu’une circulaire de la CNHJ dispose d’une force contraignante à l’égard des huissiers de justice. En revanche, les termes utilisés dans les instructions établies sont univoques. Il y est fait mention plusieurs fois qu’il s’agit de directives et qu’il n’est pas permis à l’huissier de s’en écarter. En outre, selon l’étude en cause, une directive de la CNHJ doit obtenir l’approbation de son assemblée générale. Or, cette procédure ne pouvait pas être respectée compte tenu des circonstances et de l’urgence qui exigeait une réaction rapide des instances pour harmoniser la pratique des huissiers durant cette période.

Ensuite, le coût des actes entrepris est disproportionné par rapport à son utilité vu l’impossibilité de réaliser la vente. Il s’agit donc de mesures réalisées par l’huissier uniquement pour mettre la pression sur le débiteur et tenter d’obtenir un paiement au détriment des autres créanciers. D’autres moyens auraient pu être envisagés par l’huissier sans néanmoins accroître autant les frais par l’accomplissement de ce type de pratique onéreuse pour le débiteur. À ce titre, il s’agit d’actes frustratoires qui doivent être mis à charge de l’huissier.

Enfin, même si le non-respect de ces instructions ne devait pas être considéré comme contraire à la loi, il constitue néanmoins une violation des règles déontologiques applicables aux huissiers de justice. Par conséquent, s’en écarter est susceptible d’entraîner une sanction à charge de l’huissier qui a instrumenté ces actes. Le ministre de la Justice a d’ailleurs abondé en ce sens en réponse à une question parlementaire posée à propos des circulaires en question[7].

Acte V

Que faire alors?

Le débiteur a la possibilité d’agir en justice par deux biais. D’une part, il est possible de contester la légalité de l’acte entrepris auprès du juge des saisies, qui devra alors trancher et éventuellement le déclarer comme nul ou frustratoire. D’autre part, le débiteur pourrait également engager la responsabilité civile de l’huissier en alléguant que celui-ci a commis une faute en ne respectant pas les règles déontologiques qui lui sont applicables. L’huissier pourrait alors être tenu de «réparer» le dommage causé au débiteur et, partant, l’indemniser pour le préjudice subi.

En outre, il est également possible de déposer une plainte auprès de la CNHJ (voire de saisir l’ombudsman), mais seule une sanction déontologique pourrait en découler, sans qu’elle ait un impact dans la situation du débiteur, qui resterait redevable du coût de l’acte. En revanche, s’il est indéniable que, dans le cas présenté, une infraction aux règles déontologiques a été commise, il n’est pas certain qu’une sanction sera prononcée. En effet, c’est en fin de compte une commission disciplinaire (composée de moitié par des pairs de l’huissier) qui aura la charge de décider si le comportement incriminé doit être assorti d’une sanction disciplinaire. Elle pourrait donc très bien convenir que la violation des règles déontologiques ne doit entraîner aucune conséquence.

Épilogue

La situation a évolué par la suite, car de nouvelles lois ont été adoptées[8]pour empêcher la tenue de certains actes d’huissier. Il n’y a désormais plus matière à débattre et un huissier commettrait indubitablement une infraction à la loi en accomplissant ce type d’acte en dépit de ces dispositions, même si les instruments légaux préalablement existants devaient déjà permettre de contester la légalité de cette pratique.

Romain Knapen, juriste au GILS

[1]https://www.dhnet.be/actu/belgique/coronavirus-saisies-expulsions-etc-les-huissiers-belges-ont-decide-de-faire-un-geste-aussi-5e707a0c9978e201d8bed70b

[2]Circulaire 2020CIR022 du 19 mars 2020 disponible sur https://www.huissiersdejustice.be/sites/gerechtsdeurwaarders.be/files/wysiwyg/20200319_fr_cir022_-_mesures_durgence_pour_limiter_la_propagation_du_coronavirus_covid-19_-_niveau_3.pdf

[3]Circulaire 2020CIR026 du 30 mars 2020 disponible sur https://www.huissiersdejustice.be/sites/gerechtsdeurwaarders.be/files/wysiwyg/20200330_fr_cir026_-_rappel_-_mesures_durgence_pour_limiter_la_propagation_du_coronavirus_covid-19_-_prolongation_0.pdf

[4]Disponible sur https://www.huissiersdejustice.be/coronavirus-instructions-importantes-aux-huissiers-de-justice

[5]Centre de référence liégeois en médiation de dettes.

[6]Précisons qu’après l’interpellation du CPAS, l’étude a apposé un P-V de placard pour faire la publicité d’une vente qui devait se dérouler alors que toutes les salles de vente étaient fermées et qui n’a donc pas pu être réalisée.

[7]Compte rendu intégral de la commission de la Justice du 22/4/2020, disponible sur https://www.lachambre.be/doc/CCRI/pdf/55/ic156.pdf

[8]https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/1181/55K1181005.pdf