L’huissier qui aimait la justice

La sonnette retentit, et les trois mots tombent, comme un verdict : « Huissier de justice !». La peur au ventre, la sueur qui perle des fronts, l’instant est grave. L’huissier : un personnage dont l’essence même de la fonction inspire des craintes. Lorsque les dettes s’accumulent et qu’aucun terrain d’entente n’a pu être trouvé avec le créancier, les significations, les frais d’huissiers, la saisie, la vente des biens sont des moments bien douloureux, où l’huissier y joue un rôle central.

Geoffrey Guillaume est huissier de justice dans une étude de Mons. Un métier qui l’amène à côtoyer un public en difficulté sociale, criblé de dettes. Il évite d’emblée toute équivoque en décrivant son travail : « Nous ne sommes que des exécutants ». Pour un homme qui avoue être attentif à la précarité et qui n’hésite pas à dévoiler son « penchant social », la marge de manœuvre est plutôt réduite. Et c’est bien là tout l’enjeu : comment mettre en œuvre cette sensibilité sociale dans les limites de la fonction d’huissier, ce corset bien serré, fait de règles et d’actes légaux ? Notre huissier de justice a bien son idée sur la question, une idée qui démontre que son métier implique de subtils talents d’équilibriste : « Il y a toujours un créancier avec un titre judiciaire ou administratif. Le résultat, donc le remboursement de la dette, doit être obtenu. Quant aux frais qui sont réclamés, ils suivent un barème très précis. Ça, on ne peut pas le changer. Par contre, c’est la pratique du métier qui varie et qui a de l’importance. On peut, avec le temps, obtenir une certaine latitude de négociation auprès des créanciers. On peut être à l’écoute des personnes que l’on rencontre. Peu à peu, notre métier s’oriente vers plus de prévention, de dialogue et de médiation.Certains huissiers sont plus agressifs et ce sont eux qu’on retient. Alors que d’autres ont une approche humaine et sont à l’écoute des gens », affirme Geoffrey Guillaume qui tient à redorer le blason du métier qu’il exerce depuis dix ans.

« Une approche humaine »

Mais comment choisit-on de devenir huissier? Pour Geoffrey Guillaume, ce fut un hasard. Une fois les études de droit terminées, il tombe sur une annonce au Forem : étude montoise cherche huissier stagiaire. Il tente alors le coup, motivé notamment par des raisons sentimentales. À l’origine, notre huissier de justice était Ucclois, mais n’a pas grandi dans un petit cocon propret : « Je suis né dans de beaux quartiers, qui ne favorisent pas de pensées politiques très sociales. Mais j’ai appris la diversité à l’école, c’était important pour mes parents. Je n’ai pas côtoyé que la jet set locale », lâche-t-il, avant de se faire plus précis. « Au milieu de mes études de droit, j’ai étudié la criminologie, j’ai rencontré dans cette branche beaucoup d’assistants sociaux, j’ai visité des prisons. Quand on est confronté à la réalité des difficultés sociales, c’est marquant. Et puis je suis venu dans le Hainaut et j’ai été transporté dans un autre monde, car certains coins ici sont structurellement en difficulté ».

En fin connaisseur des problématiques de la dette, il participe à l’évaluation de la loi sur le règlement collectif de dettes, en collaboration avec le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. Une forme d’engagement. Selon lui, la loi sur le règlement collectif de dettes, qui permet de suspendre toutes les poursuites à l’encontre du débiteur, répond à un réel besoin. C’est un outil qui permet aux plus endettés de sortir la tête de l’eau. Une procédure qui, soit dit en passant, lorsqu’elle est entamée, exclut l’huissier de justice de toute intervention…

« Une profession qui s’ouvre au monde »

La profession d’huissier de justice a ses côtés sombres: saisies, ventes aux enchères judiciaires, expulsions. Geoffrey Guillaume admet qu’il s’agit des aspects les plus difficiles de son métier : « on considère toujours qu’en arriver à l’enlèvement de biens ou à l’expulsion est un échec ». Dans ces circonstances, il n’est pas rare que les insultes pleuvent. Une averse dont Geoffrey Guillaume a appris à se protéger : « force doit rester à la loi », assène-t-il, laconique et solennel. Il préfère rappeler que de nombreuses étapes intermédiaires offrent au débiteur la chance de régler le problème, avant d’en arriver à ces extrémités. En cas de signification ou de saisie, Geoffrey Guillaume et ses associés se posent avec les principaux concernés et évaluent à leurs côtés la situation et les options qui s’offrent à eux. « Tous les huissiers ne prennent pas le temps sur place. Chez les gens, il faut discuter, faire une analyse du cas. C’est une nouvelle tendance de notre métier: accorder du temps. Les gens peuvent ainsi exprimer leur sentiment, ils sont bien informés et ce dialogue peut aboutir à un accord. Cela évite de nombreux courriers qui, trop souvent, font grimper la dette ».

Un tel accord doit obtenir l’aval du créancier, car c’est bien lui qui fait valoir ses droits. C’est donc dans ces limites que l’huissier de justice se faufile. « Il ne faut pas que le créancier soir lésé par nos interventions », nous rappelle Geoffrey Guillaume. Ne pas léser le créancier, mais rappeler que le débiteur a des droits. « Nous ne sommes uniquement là pour faire respecter la requête du créancier. L’huissier doit informer et conseiller toutes les parties. On informe donc les gens des différentes possibilités de recours, des droits de la défense, on oriente les gens pour qu’ils puissent faire valoir leurs droits sociaux. L’huissier n’est pas inaccessible, on peut discuter avec lui. Il s’agit d’une profession qui s’ouvre au monde et aux problèmes sociaux. » Dans certains cas, notre huissier de justice va plus loin : « Je suis parfois touché par des situations particulières. Dans ces cas, on sera tenté d’en faire plus, de donner plus d’informations. Lorsqu’on voit des situations dramatiques, tant au niveau de l’hygiène que sur le plan médical, notre rôle d’information est plus présent. Il m’est arrivé de donner des adresses de CPAS, ou d’organismes agréées par la Région wallonne qui aident les personnes en difficulté. Quand je constate une situation sociale qui cadre avec une perspective de règlement collectif de dettes, je peux signaler l’existence de cette possibilité. » Mais ce devoir d’information dont s’acquitte naturellement Geoffrey Guillaume se conjugue avec une exigence morale : le respect de toutes les parties.

Se frotter à des réalités sociales difficiles

Être huissier de justice, cela implique forcément de se frotter à des réalités sociales difficiles. L’exercice de ce métier et les convictions personnelles de Geoffrey Guillaume en font un observateur avisé des situations de pauvreté. Il le constate : « Il y a de plus en plus d’expulsions des gens de leur domicile. Des gens qui ont du mal à payer leur loyer. La cause est simple : il n’y a pas assez de logements sociaux dans la région ».

Outre le nombre d’expulsions, l’huissier de justice montois apporte d’autres éléments probants à sa démonstration : « l’augmentation de la pauvreté, on la voit dans le surendettement qui ne cesse d’augmenter, dans le nombre de règlements collectifs de dettes et aussi dans le nombre de dettes d’hôpitaux qui explose ». Aux origines de la pauvreté, il y a bien sûr le contexte macro-économique, les crises, le chômage. À cela, Geoffrey Guillaume ajoute des éléments sociétaux : « la diminution des valeurs de solidarité familiale, les divorces. Il y a aussi le curseur du ressenti de pauvreté qui s’est déplacé. Maintenant, sans GSM ou sans télé, on se sent pauvre. Mais surtout, on peut noter une résurgence de l’égoïsme qui contamine toutes les couches de la société ». C’est pour cette dernière raison que Geoffrey Guillaume assume pleinement son métier : « Pour préserver la solidarité sociale, il faut lutter contre la fraude sociale, comme il faut lutter contre la fraude fiscale et financière ».

Geoffrey Guillaume est convaincu du bien-fondé de son action. Non, l’huissier de justice n’est pas cet être inflexible et terrifiant. Il peut évoluer dans un creuset propice à la justice sociale… mais dans les limites – nombreuses – de sa fonction. « In fine, on sait que notre action est légitime. Peut-être pas comprise, mais légitime. Et comme j’estime exercer mon métier de manière équilibrée, je pense être dans le vrai ». Une recherche d’équilibre, toujours précaire.

Cédric Vallet