Beaucoup d’incertitudes pour les agriculteurs wallons

Agricall, organisation dont le but est d’accompagner les agriculteurs wallons en difficulté et leur famille, fait le point sur la situation dans le cadre de la crise du Covid-19. Laurence Leruse, directrice d’Agricall, et Marie Vandeputte, juriste pour cette même organisation, mettent aussi l’accent sur les procédures judiciaires qui s’appliquent désormais aux agriculteurs dont l’exploitation est en danger.

Avec la crise du Covid, le secteur de l’agriculture a été diversement touché. Selon le type de cultures et d’élevages, l’écoulement de la marchandise s’est en effet déroulé de manière très disparate, selon les possibilités de distribution.

Comme l’explique Laurence Leruse, directrice d’Agricall, «l’activité agricole, considérée comme une activité essentielle, a été maintenue et les agriculteurs ont continué leurs activités. Mais en fonction des spéculations, du mode d’écoulement de la production, des activités secondaires développées comme le tourisme rural, les exploitations ont été impactées de façon très différente. Celles dont les commandes dépendaient de collectivités, du secteur de l’horeca, de ventes sur les marchés, que ce soit pour la viande, le lait, le beurre, les pommes de terre… ont été durement touchées. Les fermes qui proposaient des gîtes à la ferme ou encore la location de salles pour des mariages, des événements d’entreprises n’ont pas réalisé le profit escompté, notamment à Pâques, et restent affectées aujourd’hui, même si le tourisme local a repris des couleurs cet été. D’autres segments ont pu tirer leur épingle du jeu, comme celui des ventes directes à la ferme, les paniers bio ou les enseignes qui écoulent des produits locaux et bio, vers lesquelles se sont tournés les consommateurs durant le confinement. Mais cette tendance semble aujourd’hui en régression. Le secteur horticole ornemental a pu lui aussi bénéficier de la réouverture des pépinières et jardineries au mois de mai».

Autre conséquence liée au Covid, ayant une incidence directe sur la filière d’exploitation: la fermeture de plusieurs abattoirs en Allemagne en raison de cas de coronavirus parmi les travailleurs a créé des perturbations dans le secteur de la viande. «Le manque de main-d’œuvre saisonnière étrangère a également eu des répercussions sur les possibilités de récoltes des fraises, des légumes ou encore des pommes et des poires et a été vécu de manière stressante par les agriculteurs. Il y a d’ailleurs eu l’ouverture d’un site où il était possible de s’inscrire et de proposer sa main-d’œuvre pour cette activité.»

Les indépendants déjà en difficulté pas aidés

Déjà soumis aux fluctuations des marchés depuis des années et victime de plusieurs crises sanitaires par le passé (crise de la vache folle, grippe aviaire…), le secteur agricole était déjà en souffrance et la crise du Covid n’a rien arrangé, étant donné les capitaux très importants engagés dans les fermes et des crédits souscrits sur de très longues durées.

Selon Marie Vandeputte, juriste, «les mesures mises en place pour aider les entreprises n’ont pas bénéficié aux agriculteurs puisqu’ils ont continué leurs activités. Par ailleurs, les mesures de soutien, comme le report ou l’accès à des prêts bancaires, ne pouvaient concerner des exploitations déjà en difficulté, alors que celles-ci étaient déjà fragilisées avant la crise. On a essayé de décrocher des microcrédits pour permettre par exemple à un producteur de fraises de pouvoir régler ses factures et de pouvoir commander les plants pour la saison prochaine, mais il n’a pas pu y avoir accès. Concernant des dettes dues à l’État, pour lesquelles des plans de paiement avaient été négociés, si l’indépendant entrait en procédure d’insolvabilité, ceux-ci tombaient. En revanche, ils ont pu profiter du moratoire sur les faillites».

Autre problème de taille: la récupération par certains créanciers aux abois, comme les fournisseurs eux-mêmes fragilisés par la situation de ces derniers mois, de grosses dettes qui couraient depuis deux ou trois ans (ce qui se pratique dans le secteur – NDLR), mais que les créanciers ont décidé de récupérer à cette période. Selon Laurence Leruse, «plusieurs dossiers concernaient des sommes de 60.000 – 80.000 euros et, via des procédures à l’amiable, on a pu trouver des solutions. D’autres dossiers pour lesquels des plans de paiement ont été interrompus à cause de la crise sanitaire nous ont été soumis, et là nous avons conseillé aux agriculteurs de continuer à payer, coûte que coûte, pour ne pas devoir rembourser la dette dans son intégralité. Du côté des banques, ils n’ont pas été plus actifs durant cette période en termes de recouvrement, mais pas moins non plus».

De nouvelles procédures

Quant aux dossiers d’agriculteurs pris en charge par Agricall, les dossiers de règlement collectif de dettes (RCD) en cours n’ont pas été traités plus lentement ou différemment. Marie Vandeputte explique: «Au niveau des tribunaux du travail et de l’entreprise, la justice a continué son cours. Une révocation de RCD a été prononcée par la cour du travail, mais le Covid n’y était pas pour grand-chose. Une faillite demandée par l’agriculteur a également été actée. À l’heure actuelle, on n’a toujours pas de banque qui aurait demandé la mise en faillite d’un agriculteur, même s’ils en ont le droit depuis novembre 2018. En cas de cessation de paiement, un banquier, un créancier, un vétérinaire, un fournisseur pourraient le faire aussi.»

On n’enregistre désormais plus de nouveaux RCD pour ce secteur, étant donné que, depuis novembre 2018, les agriculteurs en difficulté, en tant qu’indépendants, relèvent des procédures d’insolvabilité qui s’appliquent aux entreprises. Dès lors, les deux solutions pour les agriculteurs en difficulté sont la procédure de réorganisation judiciaire (PRJ) et la faillite. «On peut dire que le RCD n’était pas fait pour les agriculteurs, mais la PRJ en tant qu’antichambre de la faillite, c’est encore pire, étant donné les délais très stricts en termes de procédure. En RCD, on avait réussi à expliquer aux juges du travail la nécessité d’une période d’observation, permettant de dégager des solutions alors qu’au moment de l’introduction de la requête, parfois rien n’était clair. Le fait de retrouver des liquidités, puisque les saisies et les plans de paiement étaient levés, permettait de retrouver des liquidités, de reprendre l’activité et de prendre du temps pour redresser l’exploitation. Ici, en PRJ, on doit savoir vers où on va avant d’entamer la procédure: soit on a une solution, un plan de remboursement, soit on n’en a pas. En plus, on doit payer l’avocat, le comptable. On a eu quelques dossiers où on savait clairement où on allait et qu’on a traités selon la procédure de PRJ. Mais, de manière générale, même si nous sommes en train de sensibiliser les juges de l’entreprise aux singularités des dossiers des agriculteurs, on va privilégier la médiation amiable.»

Dans ce cadre, les dossiers en cours – par exemple pour une demande de négociation d’un report de crédit avec une banque – ont été poursuivis, en préparant l’audit, en évaluant et en démontrant à la banque la capacité de remboursement de l’agriculteur au-delà de la difficulté actuelle. Le travail sur les droits (accès à la mutuelle, aux soins de santé, dispense de lois sociales) s’est également poursuivi, ainsi que le traitement des dossiers de séparation et de divorce, qui impliquent une liquidation du régime matrimonial, complexe chez les agriculteurs.

Sur le plan psychosocial

Toutes les démarches, qu’elles soient juridiques, administratives ou psychosociales, ont été effectuées à distance, pendant le confinement. Pour les agriculteurs informatisés, la vidéoconférence était utilisée. Pour les autres, le recours au téléphone, au fax et à la poste s’est intensifié. Début juin, les rendez-vous en ferme ont repris, ce qui rend les prises de contact plus aisées, surtout en début de prise en charge ou lorsque l’agriculteur est mal en point.

Comme l’explique Laurence Leruse, «le fait de ne plus aller sur les marchés, de ne plus avoir personne qui les visite comme les commerciaux a été ressenti comme une coupure avec le monde extérieur. Avec les agriculteurs suivis par Agricall, le contact a été maintenu, par téléphone, pour s’assurer qu’ils ne souffraient pas trop de solitude. On a été plus proactifs dans les appels, les envois de SMS. Mais, en même temps, ils sont quelque part habitués aux fluctuations de marché, climatiques, aux crises sanitaires. La crise Covid n’est pas la première pour eux, même si cela use. Quand le prix du lait, des céréales fluctue, ils se sentent impuissants et en subissent les conséquences, sans être responsables».

La période du Covid a été plus ou moins éprouvante pour les agriculteurs. Le fait de pouvoir continuer à travailler, d’être sur les champs, de pouvoir sortir et d’avoir le contact avec la nature a été apprécié, mais ce qui a été plus pesant était l’isolement, surtout pour les fermiers travaillant seuls, ainsi que l’incertitude qui planait et plane toujours sur le plan économique.

Nathalie Cobbaut