Dossier Sans chez soi, mais pas sans dettes…

Se préoccuper des dettes pour permettre la réinsertion

L’asbl L’Ilot lutte contre le sans-abrisme depuis plus de 60 ans, selon plusieurs axes de travail, à savoir l’accueil d’urgence, l’hébergement temporaire, le logement, la formation et l’emploi et la santé alimentaire. Si la question des dettes dans le chef des personnes qui s’adressent à l’asbl n’est pas d’emblée abordée, elle n’est pas éludée par les travailleurs sociaux, car elle conditionne leur réinsertion. Évocation de cette problématique avec Huguette Uwajeneza et Véronique Dassy, travailleuses sociales de la maison d’accueil pour femmes et familles de L’Ilot, et Catherine Colson, du service d’accompagnement à domicile Sacado.

Chaussée de Charleroi. Une grande maison de ville, sans signe distinctif. Pourtant l’accueil et l’hébergement sont la vocation de base de cette structure qui voit passer pour quelques semaines, quelques mois, des femmes seules, des femmes, des hommes avec enfants, des couples avec ou sans enfants. Le principe veut que l’hébergement dure un mois, renouvelable deux fois. En réalité, les gens partent parfois avant, parfois après, selon les nécessités. La durée moyenne d’un séjour est de 60 nuits. L’accueil s’effectue sept jours sur sept.

Le public est très hétérogène: victimes de violences conjugales, personnes juste sorties de prison, rencontrant des problèmes psychiatriques ou encore en fin de bail ou expulsées de leur logement et n’ayant pas trouvé d’autre solution de logement. Les personnes arrivent soit par le bouche-à-oreille, soit orientées par un CPAS, l’ONE, un hôpital, une prison… Comme le souligne Véronique Dassy, «le toit est le premier service offert, car la problématique centrale de toutes les personnes aidées réside dans l’absence de logement. Ensuite nous proposons un accompagnement administratif, social et psychomédical, avec l’organisation d’un suivi et la demande aux personnes hébergées de collaborer aux démarches entreprises».

Quel accompagnement?

L’accompagnement dépend bien sûr de la situation de la personne, selon qu’elle dispose ou non de papiers, d’un titre de séjour, de revenus ou d’allocations sociales. Tout dépend aussi de sa disposition à entreprendre certaines démarches. Selon Huguette Uwajeneza, «avec certains, on peut d’emblée entreprendre des démarches pour rechercher un logement: on se tourne vers les logements sociaux avec l’inscription sur les listes d’attente, vers les agences immobilières sociales (AIS) ou encore vers le secteur privé, tout en sachant que le niveau des loyers à Bruxelles éloigne un certain nombre de personnes de ce marché locatif. Des aides existent, comme les primes à l’installation. Depuis 2018, le fonds Brugal permet d’avancer la garantie locative sous forme de prêt ou même sans contrepartie pour les plus précarisés. Pour d’autres, la recherche sera plutôt de trouver une maison d’accueil à plus long terme, pour neuf mois, un an. En réalité, les deux ou trois mois qu’ils passent chez nous représentent un délai très court pour débroussailler une situation: cela permet de voir s’il faut se tourner vers un logement ou une structure plus adaptée à la pathologie de la personne, si pathologie il y a, comme des problèmes d’assuétudes ou de santé mentale souvent présents».

La question des dettes est bien souvent présente dans les maigres bagages des personnes hébergées. Mais elle ne vient pas d’emblée sur le tapis, cela reste tabou. Ce n’est que lorsque la confiance s’installe que ce sujet peut être abordé et, bien souvent, de manière décousue, car le cours de leur vie l’est aussi.

Aborder la question de l’endettement

Il n’est pas évident de retracer la situation financière des personnes, a fortiori si elles viennent de la rue ou sont passées par des périodes de déshérence. Véronique Dassy commente cette approche, pas à pas: «Il faut y aller doucement: quand vous avez en face de vous une femme qui a subi des violences conjugales, ce n’est pas le premier sujet qui vient sur la table. Mais, en même temps, si vous voulez aider la personne à se remettre en selle, on ne peut pas éluder cette question. Dans certains cas, c’est en quelque sorte plus “facile”: si la personne a été expulsée, elle aura forcément des dettes, des impayés. C’est la porte d’entrée pour parler de la situation financière. C’est comme les poupées russes: au-delà de dettes de loyer, on se rend compte qu’il y a des impayés à la mutuelle, des factures scolaires en souffrance. Et puis la personne évoque un crédit à la consommation, se souvient de dettes de STIB ou de SNCB.» Lorsqu’il s’agit de jeunes, on trouve également des dettes pour des titres de transport non payés, des dettes de téléphone, plus rarement des dettes de crédit.

Au fil de la conversation, les impayés sortent du placard, enfin ceux dont les personnes se souviennent. Et c’est alors la tâche des travailleuses sociales de la maison d’accueil d’essayer de mettre de l’ordre dans ce fatras d’informations. Dans certains cas, il y a encore des traces chez un proche, dans un box; pour d’autres, rien du tout. Il faut faire son enquête, passer de service en service pour essayer d’en savoir plus sur l’état de la dette, des intérêts de retard, des pénalités, des procédures engagées qui viennent encore gonfler les montants dus. Le travail de fourmi s’enclenche pour évaluer l’ampleur des dégâts. Comme l’explique Véronique Dassy, «le fait d’avoir à la rue pendant un certain temps entraîne l’absence de courrier, de traces écrites qui permettent de faire l’inventaire. Quand on se rend compte un peu mieux de la situation, on peut soit entreprendre des démarches vis-à-vis de l’un ou l’autre créancier si les dettes sont isolées ou renvoyer vers un service de médiation de dettes si la situation est plus sérieuse. Mais ce n’est pas toujours évident de trouver de la place et ensuite il faut passer la main, faire en sorte que la personne accepte d’être suivie par quelqu’un d’autre. Nous avons suivi en juin une formation dispensée par le Centre d’appui aux services de médiation de dettes bruxellois, cela nous aide au quotidien».

Autre tâche: celle de remettre de l’ordre dans la situation administrative de la personne, pour examiner les aides auxquelles elle peut avoir droit: «Bien souvent, certaines dettes auraient pu être évitées si la personne avait actionné certains droits, comme l’aide médicale.»

Nathalie Cobbaut

Rattrapés par leurs dettes

Les personnes sans abri qui se retrouvent en maison d’accueil ne voient pas tout de suite la nécessité de se préoccuper de leurs dettes. Mais, une fois la personne relogée, domiciliée, le risque est de voir déferler des créanciers, privés ou institutionnels, souhaitant récupérer leur dû. C’est le rôle du service transversal Sacado (Service d’accompagnement à domicile) que d’offrir une guidance à domicile à ces personnes pour leur permettre de s’approprier leur nouveau logement et les aider à s’y stabiliser.

Catherine Colson, assistante sociale chez Sacado, plante le décor de ses interventions: «On s’adresse à des personnes qui ont eu des parcours de rue ou qui risquent de s’y retrouver s’ils ne sont pas accompagnés. Il s’agit d’épauler ces personnes dans leur nouveau lieu de vie et dans les démarches qu’elles souhaitent entreprendre, dans un but d’autonomie. La philosophie générale du travail est de laisser la personne libre de sa vie et de sa personne.»

Le service Sacado accompagne aujourd’hui une soixantaine de ménages, la plupart issus des maisons d’accueil de L’Îlot, mais également d’autres structures d’accueil, avec une majorité de personnes isolées (dont un peu plus d’hommes que de femmes) et beaucoup de familles monoparentales avec (plusieurs) enfants (exclusivement des femmes).

Une aide à domicile

La majorité de ces ménages occupent des logements proposés par des agences immobilières sociales (AIS). C’est un élément important, car cela permet à ces ménages de bénéficier d’un loyer relativement modéré et de ne pas être écrasés par le prix des loyers sur le marché locatif privé bruxellois. D’autres programmes de relogement, comme le Housing First, l’occupation d’immeubles abandonnés ou de logements modulaires, sont également investigués par les services CCP (Capteur et Créateur de logements) ou Home Sweet Coop, qui vise l’acquisition de logements pour le public sans abri ou en grande précarité.

Comme Catherine Colson le fait d’emblée remarquer, «le fait de se rendre à domicile a un impact très positif sur l’équilibre de la relation, pour casser la position haute du travailleur social derrière son bureau et celle de l’usager qui quémande de l’aide. Qui plus est, se rendre chez la personne fournit une mine d’informations sur la personne et son état d’esprit. Le fait aussi que tous les papiers soient sur place facilite la tâche». Si les personnes ont été suivies à L’Îlot, le contact et le lien de confiance sont plus faciles à établir, c’est moins évident quand elles viennent d’autres structures. Parfois le contact ne se fait pas et personne n’ouvre quand les travailleurs sociaux frappent à la porte…

Des dettes dans bien des dossiers

Il existe une grande différence entre les personnes qui ont connu la rue et ceux qui ne l’ont jamais connue: les premières sont beaucoup plus abîmées, notamment par le vécu de la violence de rue et son impact indéniable sur la santé mentale. Le travail social en est grandement affecté, avec la gestion de troubles psychiques parfois très invalidants.

Quant à l’existence de dettes dans les dossiers de suivi, elles sont, selon Catherine Colson, présentes chez pratiquement toutes les personnes accompagnées. «Déjà, l’installation dans un logement constitue des dépenses auxquelles les personnes n’ont pas forcément les moyens de faire face: les loyers, la garantie locative sont déjà des dépenses qu’il faut anticiper, provisionner, retenir sur les rentrées, quelles qu’elles soient. Chez les personnes ayant vécu en rue, on retrouve très souvent des dettes de STIB et de SNCB, car elles se réfugient dans les trains ou les stations de métro pour passer la journée ou dormir au chaud sans disposer de titre de transport. Lorsque les personnes sont en rue, avec ou sans adresse de référence, ils sont peu inquiétés, mais dès qu’elles se domicilient, elles ressurgissent et souvent elles atteignent des montants énormes, de par l’effet boule de neige lié à leur accumulation et aux défauts de paiement.»

Accompagner la personne ou le ménage au CPAS peut être une porte de sortie, avec la prise en charge de certaines dettes. Négocier avec certains créanciers un étalement des montants dus est une autre solution. Mais d’autres dettes, comme les contributions alimentaires ou des amendes pénales, peuvent grever très fortement le budget, sans réelle solution.

Should I stay or should I go?

Quand les dettes sont très importantes, le service Sacado se tourne vers les services de médiation de dettes, mais, comme l’ont relevé les travailleuses sociales de la maison d’accueil, ces derniers sont saturés et les délais de prise en charge, assez longs. En cas de RCD, les contacts avec les avocats ne sont pas toujours adéquats et ne se passent pas forcément bien. «Dans un certain nombre d’accompagnements (10 sur les 60 dossiers du service Sacado), pour lesquels il y avait des dettes et un problème de santé mentale, des administrations de biens ont été mises en place et donnent de bons résultats. Les administrateurs de biens arrivent à ouvrir certains droits ou à récupérer certaines sommes qui étaient bloquées, comme des garanties locatives.»

Un constat récurrent réside dans le fait que les allocations sociales que nombre d’entre eux touchent pour survivre ne permettent pas de vivre dignement et engendrent de manière inexorable la création de nouvelles dettes, vu la faiblesse des montants alloués. Pour Catherine Colson, «il y a un aspect sociétal à la situation de surendettement, lié à la faiblesse des allocations sociales et pas seulement des raisons individuelles».

Enfin, il arrive aussi que la présence de dettes et l’impossibilité de maintenir un budget à l’équilibre, pour différentes raisons, aient raison de ce toit sur la tête des personnes ainsi relogées. «Cela revient dans le discours d’un certain nombre d’entre elles qui disent préférer être à la rue plutôt que d’être assaillies par leurs créanciers. Très peu mettent leur plan à exécution, sans doute grâce au soutien que nous leur apportons. Mais ces dettes, c’est un frein et les travailleurs de rue nous font part de cela, car, pour un certain nombre de sans-abri, retrouver un logement sera synonyme de difficultés. Ils préfèrent toucher un revenu d’intégration sociale (RIS) de rue avec une adresse de référence, pour ne pas être rattrapés par leurs dettes.

N.C.