Colocation: quel impact sur les allocations sociales?

Les Régions wallonne et bruxelloise ont toutes deux créé dans leur législation le bail de colocation. Celui-ci encadre légalement une forme d’habitat de plus en plus sollicité dans les grandes villes, tantôt parce qu’il répond à une volonté de vivre de manière plus solidaire et collective, tantôt parce qu’il résulte de l’impossibilité financière de louer un logement privatif. La colocation est donc une solution pour permettre à ceux qui disposent de faibles revenus de faire face à la cherté des loyers. Cependant, elle n’est pas sans conséquence puisqu’on sait que, quel que soit le type d’allocations de remplacement concerné (chômage, mutuelle, pension, revenu d’intégration sociale [RIS], aide sociale et même allocations de remplacement de revenus pour les personnes handicapées), son montant est tributaire de la situation familiale et sociale de l’intéressé. S’il est cohabitant[1], le colocataire se verra octroyer une allocation réduite, cela étant justifié par les économies d’échelle qu’il est censé faire en partageant les coûts de la vie avec d’autres. La personne qui décide de prendre un logement en colocation risque donc de se voir sanctionnée au niveau de ses allocations de remplacement. Nous allons voir dans quelle mesure dans la suite de cet article.

  1. Jean est un jeune trentenaire. Il bénéficie d’allocations de chômage au taux isolé. Son allocation est quasi intégralement «mangée» par son loyer. Pour des raisons évidentes d’économie, il décide de résilier son bail et envisage de colouer avec deux autres personnes, toutes deux salariées.

L’assurance-chômage donne une définition de la cohabitation qu’on pourrait résumer ainsi: est cohabitant celui qui vit sous le même toit que d’autres personnes et règle principalement avec eux, en commun, les questions ménagères. La loi retient donc deux critères: vivre sous le même toit et régler en commun les questions ménagères.

Si le législateur a pris soin de définir la cohabitation, il s’est montré très laconique sur le «contenu» des deux critères qui composent la définition, laissant ainsi à l’Onem une grande liberté dans l’appréciation de ceux-ci. L’Onem a ainsi pu considérer pendant longtemps que dès lors que plusieurs personnes vivaient sous le même toit, elles tiraient d’office un avantage économico-financier lié au partage de l’habitation et de la répartition des frais que sont les loyers et les charges. Et cet avantage financier suffisait à démontrer la cohabitation. L’Onem assimilait donc très souvent la cohabitation à la colocation, octroyant le taux cohabitant quasi automatiquement lorsqu’il ressortait des données du registre national une domiciliation commune.

Heureusement, les cours et tribunaux ont apporté de nombreuses précisions quant aux deux pôles de la définition, obligeant l’Onem à revoir sa position[2].

Pour la jurisprudence majoritaire, «vivre sous le même toit»ne signifie pas seulement partager des locaux purement fonctionnels comme les sanitaires, la cuisine ou le séjour. Il faut que cet espace dévolu à la communauté soit porteur de sens. La cohabitation suppose ainsi le partage d’une pièce «signifiante» telle que la chambre par exemple ainsi que, de manière générale, l’accès libre à toutes les pièces de la communauté[3]. Le partage de locaux tenus pour «non essentiels» (salle de bain, cuisine,…) peut d’autant moins entraîner la cohabitation lorsqu’il est imposé par la disposition des lieux et la précarité des ressources des occupants.

Quant au critère du «règlement en commun des questions ménagères», la jurisprudence va bien au-delà de la vision de l’Onem: un ménage commun implique davantage qu’un partage de loyers et de charges. Il faut qu’il y ait entre les membres du ménage, une forme de mise en commun des ressources et, donc, une forme de solidarité ainsi qu’une certaine permanence.

Pour la jurisprudence, un ménage commun suppose concrètement:

  • le paiement à plusieurs de certains frais «significatifs» et le partage des dépenses qui doit atteindre un certain seuil quantitatif. Ont ainsi été considérés comme isolés ceux qui acquittaient, individuellement, des coûts tels que la nourriture, les frais d’habillement ou encore les soins de santé;
  • la mise en commun des ressources (dans une sorte de cagnotte ou pot commun). C’est le partage effectif des revenus qui constitue le critère décisif, et non la simple mise à disposition théorique du groupe des éventuels revenus d’une personne. Donc, vivre avec une personne dépourvue de revenus n’entraîne normalement pas cohabitation;
  • l’accomplissement ensemble de certaines tâches domestiques: l’aspect financier n’est pas tout car une cohabitation authentique suppose aussi la «réalisation en commun de diverses tâches ménagères, d’entretien des locaux, du linge, de la préparation de la nourriture, etc.[4]».

Ainsi dans un arrêt du 9 octobre 2017, appelé à faire date, la Cour de cassation a conclu à l’absence de cohabitation. Le cas d’espèce concernait un chômeur qui vivait avec trois autres personnes, partageant de ce fait certains espaces de vie (salon, cuisine, salle de bain et sanitaires), tout en divisant le loyer entre eux. L’Onem avait conclu à la cohabitation, la Cour a réfuté cette position après avoir passé au crible les éléments de fait:

  • les différents occupants ne se connaissaient pas;
  • ils ont signé leur contrat de sous-location à des moments différents, la sonnette comportait des codes différenciés pour chaque occupant, les chambres étaient toutes munies d’un système de fermeture à clé;
  • il était possible de faire à manger de manière individuelle dans chacune des chambres;
  • les occupants ne vivaient que rarement dans le salon;
  • chacun d’entre eux disposait de sa propre étagère dans la cuisine et de son propre étage dans le frigo;
  • aucune mise en commun des revenus n’était organisée, aucun budget commun n’était prévu pour l’achat d’articles ménagers;
  • aucun moyen de transport n’était utilisé en commun.

Dans un autre arrêt prononcé le 22 janvier 2018, la Cour de cassation a de nouveau conclu à l’absence de cohabitation entre deux sœurs qui vivaient pourtant dans le même immeuble unifamilial et payaient en commun les factures d’énergie. La Cour a retenu les éléments suivants:

  • le paiement séparé de la taxe communale et de la redevance radiotélévision;
  • le fait que les sœurs occupaient chacune un étage de l’immeuble;
  • la mésentente profonde entre les sœurs;
  • les courses séparées et les lessives séparées.
  1. Olivia bénéficie d’un revenu d’intégration sociale au taux isolé. Elle fait une demande d’aide médicale urgente auprès du CPAS pour une personne qu’elle héberge temporairement, qui n’a pas de titre de séjour. À la suite de cette demande, le CPAS lui réduit son RIS au taux «cohabitant».

Dans la législation RIS, la cohabitation est définie au regard des deux mêmes critères que ceux repris dans la législation de l’assurance-chômage.

Les enseignements de la jurisprudence citée plus haute peuvent donc être transposés mutatis mutandisà la matière du RIS.

  1. Simone bénéficie d’un revenu garanti aux personnes âgées. Vieillissante, elle envisage de rejoindre un logement intergénérationnel. Elle s’inquiète cependant des conséquences que cette décision peut avoir sur sa Garantie de revenus aux personnes âgées (Grapa).

Le logement intergénérationnel est décrit par le Code bruxellois du logement comme «unimmeuble comprenant au moins deux logements dont l’un est occupé par une personne âgée de plus de 65 ans et dont les ménages se procurent des services mutuels, organisés dans un engagement écrit, une convention, un règlement d’ordre intérieur ou un autre instrument de ce type[5]».

De ce type de logement découle automatiquement une forme de cohabitation, et donc un risque de diminution des allocations sociales en général et de la Grapa, en particulier.

Bien qu’elle ne parle pas à proprement parler de «cohabitation», la législation Grapa accorde un taux de base aux personnes qui partagent une même résidence principale, alors que le taux «majoré» est octroyé à celle qui vit seule.

Sont censés partager la même résidence le demandeur et tout autre personne qui réside habituellement avec lui au même endroit[6]. Cette preuve de la résidence habituelle est apportée par l’inscription dans les registres de la population de la commune du lieu de résidence ou par tout document officiel ou administratif attestant de la réalité de la résidence commune.

La législation Grapa établit clairement une corrélation entre cohabitation et domiciliation et évacue, malheureusement, la question du ménage commun pour ne retenir qu’un critère purement géographique.

  1. Pierre est en invalidité. Il vit seul avec une indemnité d’isolé. Il est propriétaire de sa maison et décide de louer une chambre à un ami qui perçoit des allocations de chômage.

La législation relative à l’assurance-indemnités se réfère à la notion de cohabitation sans cependant la définir. Elle se contente de renvoyer aux données du registre national des personnes physiques (c’est-à-dire à la domiciliation administrative à la commune), créant ainsi un lien entre domiciliation et cohabitation.

Cependant, l’arrêt de la Cour de cassation dont nous avons parlé plus haut, rendu en matière d’allocations de chômage, dépasse la sphère de cette législation. Le raisonnement de la Cour est susceptible de s’appliquer à toutes les branches de la sécurité sociale qui font appel à la notion de cohabitation.

L’Inami ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’en 2018, elle a édicté une circulaire à l’intention des organismes assureurs (OA), précisant ce qu’il y avait lieu d’entendre par cohabitation, en se référant au double critère existant dans la législation Onem, tel qu’interprété par les cours et tribunaux[7].

Ainsi, pour déterminer si les intéressés habitent sous le même toit, l’OA doit prioritairement se baser sur les données du registre national.

Pour ce qui est de la condition du ménage commun, l’Inami indique que l’OA devra vérifier si le titulaire indemnisable peut, oui ou non, être considéré comme étant «économiquement indépendant» de ses cohabitants.

Les éléments à prendre en considération sont entre autres:

  • le fait de disposer de son propre contrat de location sur la base duquel un montant de loyer fixe est payé;
  • l’entrée à différentes périodes dans le contrat de location des cohabitants;
  • en cas de facturation commune des frais, l’intéressé doit établir clairement qu’il prend lui-même en charge sa quote-part personnelle (contribution personnelle dans les frais communs);
  • le fait de disposer de son propre accès à l’habitation, de sa propre sonnette, de sa propre boîte aux lettres;
  • le fait de disposer de chambres distinctes pouvant être fermées à clé;
  • le fait de pouvoir préparer ses propres repas;
  • le fait d’acheter ses propres denrées alimentaires;
  • le fait d’effectuer soi-même l’entretien des espaces personnels;
  • le fait d’assurer ses propres soins médicaux.

(…)

  1. Guillaume est polyhandicapé. Il bénéficie d’une allocation de remplacement de revenus (ARR). Il a 28 ans et vit en colocation avec un autre jeune qui est à la mutuelle. Guillaume risque-t-il de voir ses allocations diminuer?

La législation relative à l’ARR ne parle pas stricto sensude cohabitation. Elle prévoit trois taux d’indemnisation: l’un pour les personnes qui vivent seules (taux B), un second plus avantageux (taux C) pour celles qui sont établies en ménage avec des personnes qui ne sont pas parentes ou alliées au 1er, 2eou 3edegré, étant entendu que l’existence d’un ménage est présumée lorsque les intéressés ont leur résidence principale à la même adresse. Ce même taux avantageux est appliqué aux personnes ayant un enfant à charge ou payant une pension alimentaire. Un troisième taux (taux A), moins favorable que les deux premiers, est prévu pour ceux qui ne relèvent d’aucune des deux catégories précédentes.

Cette réglementation crée donc une corrélation entre domiciliation et ménage, mais elle se révèle favorable à l’occupant qui bénéficiera d’un taux plus avantageux s’il cohabite avec d’autres personnes qui ne lui sont pas apparentées.

Un bémol toutefois: les revenus du cohabitant seront pris en considération lorsqu’il s’agira de fixer le montant de l’allocation.

Que peut-on en conclure?

Jean, Olivia et Pierre n’ont pas trop de soucis à se faire. La jurisprudence leur est favorable. Ils devront cependant démontrer aux différents organismes qui les indemnisent que, bien que colocataires, ils ne sont pas cohabitants et ne forment pas un ménage commun. Il leur appartiendra d’apporter les éléments de preuve nécessaires à démontrer cet état de fait (contrats de bail, extraits de compte, factures, photos des pièces de vie et des pièces privatives, tickets de caisse,…)

Pour Simone, en l’état, rien ne lui garantit le maintien de sa Grapa au taux majoré si elle rejoint un logement intergénérationnel. Cependant, comme le législateur promeut cette forme d’habitat solidaire, on peut raisonnablement penser que la jurisprudence viendra adoucir les contours de la législation par une interprétation favorable à la personne âgée en situation de précarité.

Quant à Guillaume, il devra faire un petit calcul pour savoir si sa décision de vivre en colocation lui sera favorable ou non. Il bénéficiera d’un meilleur taux d’indemnisation, mais les revenus de son colocataire pourraient être pris en considération.

Sylvie Moreau,
juriste au Centre d’appui aux services de médiation de dettes (CAMD)

[1]Par opposition à «isolé» ou «cohabitant avec charge de ménage».

[2]Voir instruction administrative de l’Onem du 16 février 2018.

[3]CT Gand, 17 janvier 1997, RG 660/95.

[4]CT de Liège, 27 mai 1994, cité par Nicolas Bernard, «Renouveler son approche du taux cohabitant», in Au-delà du statut de cohabitant, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale.

[5]Article 2, 1er26°.

[6]Article 6 §1eral. 3 de la loi du 22 mars 2001 instituant la garantie de revenus aux personnes âgées, MB, 29 mars 2001.

[7]Circulaire OA n°2018/190 du 3 juillet 2018 de l’Inami (https://www.riziv.fgov.be/SiteCollectionDocuments/circulaire_OA_2018_190_si.pdf).