Des dettes au suicide : pour ne pas franchir le pas

Des dettes au suicide : pour ne pas franchir le pas

Vivre avec des dettes, ne plus pouvoir payer les échéances d’un crédit, être dans l’incapacité de subvenir aux besoins de sa famille, être mis en demeure et poursuivi par ses créanciers constituent des traumatismes que de nombreuses personnes surendettées vivent au quotidien. Plus ou moins bien (mal ?). Cependant, pour certaines personnes dont la fragilité est plus grande, en lien avec leur histoire de vie, le fait de ne plus pouvoir assumer son existence sur le plan financier représente un obstacle insurmontable, face auquel le suicide apparaît comme une porte de sortie, un répit, un soulagement.

Ce type d’événements émaille malheureusement çà et là la colonne des faits divers : en janvier dernier, un retraité de 62 ans, domicilié dans un village près d’Amiens (France), a mis fin à ses jours, après avoir tué sa femme, sa fille et sa mère. C’est un policier qui a découvert les corps sans vie, alors qu’il se rendait accompagné d’un huissier et du maire du village au domicile de cette famille afin d’y effectuer un inventaire du mobilier avant saisie. Dans un courrier laissé bien en vue sur la table de la pièce de vie, l’auteur explique son geste par des dettes issues de prêts à la consommation pour un montant de plusieurs milliers d’euros.

Pour les proches, la famille, les amis, c’est toujours une blessure très vive et une remise en question de ce que l’on n’a pas fait et qu’on aurait dû faire pour éviter ça. Au-delà de la sphère familiale, les collègues sont également bouleversés, tout comme les intervenants de première ligne qui auraient été en contact avec le disparu. Cela vaut aussi pour les médiateurs de dettes à qui il arrive d’entendre dans la bouche de leurs « clients » des messages du type : « Le mieux serait encore que je me suicide. »

Pas évident de réagir adéquatement à ce genre d’annonces, de ne pas escamoter le sujet en se focalisant sur l’aide technique qu’un médiateur de dettes est en mesure d’apporter et pour laquelle il a été formé. Car, tout autant que l’argent, la mort est clairement un sujet tabou qui remue bien des sentiments chez chacun de nous. Dans une société où la mort est cachée, niée, repoussée, affronter ces signaux d’alarme lancés par un médié n’a rien d’évident. Et pourtant, cela arrive : lorsque l’on interroge les médiateurs de dettes, si peu d’entre eux (et heureusement) ont été confrontés au suicide d’une personne prise en charge, par contre, l’évocation d’une telle possibilité est, elle, loin d’être rare.

Un phénomène complexe

Pour Axel Geeraert, directeur du Centre de prévention du suicide, il faut appréhender la problématique suicidaire dans sa complexité : « Il n’y a pas une seule raison qui puisse expliquer un suicide ou une tentative de suicide. Il s’agit d’une accumulation de difficultés que la personne n’arrive pas à dépasser et dont l’élément déclencheur peut être le fait de se retrouver dans une situation financière qui semble inextricable. C’est un peu la goutte qui fait déborder un vase qui était déjà très rempli par ailleurs. Le fait de ne plus pouvoir contrôler sa vie peut être ressenti par certains comme extrêmement anxiogène. »

Jean Van Hemelrijck, psychologue, thérapeute et ayant effectué des supervisions de médiateurs de dettes, distingue pour sa part trois niveaux de logique dans le processus qui peut mener au suicide : « Il y a l’annonce de la tentative de suicide qui permet à la personne en détresse d’appréhender la réaction de l’autre qui reçoit ce message. La question sous-jacente à cette annonce est de mesurer son degré d’appartenance : est-ce que je représente quelque chose pour la personne à qui j’annonce cette intention et plus largement pour la communauté ? Va-t-on prendre ma détresse au sérieux ? Ensuite il y a la tentative de suicide, dont le projet est bien de vivre et non de mourir : il s’agit de jouer avec la mort pour voir si mes partenaires de vie vont réagir. Il s’agit d’un acte qui traduit l’inquiétude profonde d’être un poids. Et puis, il y a le suicide, qui représente une solution pour la personne, une manière d’échapper à la difficulté. Souvent on entend dire qu’avant le suicide d’une personne, celle-ci semblait aller mieux, qu’elle paraissait prendre le dessus. En fait il ne faut pas se fier au silence car une fois qu’une personne a pris sa décision, elle n’en parle plus et elle est quelque part soulagée d’avoir trouvé une issue à son problème, même si elle est fatale. C’est pourquoi lorsque la mort est évoquée ou qu’un médiateur de dettes ressent implicitement qu’une personne pourrait songer à se suicider, il doit en parler, quitte à se tromper, et mettre des mots sur cette souffrance. Il faut nommer la mort, ne pas utiliser de langage édulcoré ou fuyant. »

Selon Jean Van Hemelrijck, le lien entre difficultés financières et suicide dépend du rôle que joue l’argent dans l’existence de la personne en difficulté : « Être en situation de surendettement peut signifier que la personne ne se sent plus digne d’appartenir à la communauté, qu’elle n’est plus rien. L’argent peut intervenir dans le rapport narcissique qu’une personne entretient avec elle-même : l’argent peut lui permettre de se sentir beau, fort, d’autant qu’aujourd’hui le critère de réussite sociale passe par la possession. Le fait d’être dépossédé a dès lors pour conséquence d’avoir l’impression pour certains d’appartenir à ceux qui ont raté, et le suicide permet d’échapper à cette honte. »

Comment aider ?

Axel Geeraert souligne que la majorité des personnes qui évoquent le suicide ne se suicident finalement pas, mais cela ne veut en aucun cas dire qu’il faut banaliser ou minimiser. Au contraire il s’agit de prendre en compte cette parole à travers laquelle la personne lance un appel à l’aide, et de l’accueillir. Si l’on banalise, la personne se retrouve face à un mur d’incompréhension. Si l’on dramatise, ce n’est pas bon non plus. Il faut pouvoir adopter une attitude d’ouverture, d’écoute, ce qui n’est pas forcément évident. « Pour un assistant social qui travaille dans “ l’humain”, je pense qu’il faut travailler en amont sur ses propres représentations autour de cette thématique qu’est la mort, la détresse qui peut mener au suicide, de façon à pouvoir accueillir la souffrance de l’autre sans jugement et se donner les moyens d’aider. Il faut pouvoir aussi reconnaître ses limites et, le cas échéant, passer le relais à d’autres intervenants (psychologues, centres de santé mentale,…). Ce qui peut en tout cas faire la différence, c’est d’intervenir au plus tôt dans le processus suicidaire, de déjouer cette idéation de la mort et de ne pas la fuir ou de l’éviter. »

Et Jean Van Hemelrijck d’ajouter : « Il est important pour le médiateur de dettes de pouvoir être aidé quand il est confronté à une évocation du suicide car l’impact psychologique d’une telle annonce est lourd à porter. Un médiateur de dettes n’est pas seulement un mécanicien de l’endettement : il est exposé à des émotions comme la colère, la souffrance, la peur. Il est donc important de ne pas négliger la dimension de soutien par le biais d’intervisions en confrontant en équipe les ressentis de chacun et de supervisions, avec l’aide d’un regard extérieur. Quoi qu’il en soit, s’interroger sur son propre rapport à la mort n’a rien d’anodin. »

Nathalie Cobbaut

Trouver un relais

En tant que médiateur de dettes, il peut être précieux de pouvoir partager ses doutes, ses craintes lorsqu’une personne surendettée semble aller mal et songe ou parle explicitement de suicide. Cela peut être extrêmement lourd à porter et le médiateur ou la médiatrice peut le cas échéant se sentir démuni pour aider efficacement la personne. Le fait de réorienter cette dernière vers un psychologue peut être une piste d’action. Le Centre de prévention du suicide dispose également d’un numéro d’appel gratuit (0800/32 123) où des écoutants bénévoles répondent 24h sur 24 à toutes les demandes d’aide ou d’informations. Le service d’écoute téléphonique constitue un espace privilégié d’écoute et de parole, basé sur l’anonymat et le secret du dialogue.

Le Centre de prévention du suicide propose également aux intervenants de première ligne confrontés à la question du suicide un soutien individuel et collectif : le temps de réaction de l’équipe est rapide et à la suite d’un appel au secrétariat (au 02/650 08 69, durant les heures de bureau), un membre peut prendre contact dans la journée et convenir d’un rendez-vous, si le besoin s’en fait sentir.

Crises et suicides

La France, elle aussi, observe des cas de suicides liés à la crise. L’Union nationale pour la prévention du suicide (UNPS) y consacre d’ailleurs toute une série de manifestations en 2011 et les 15es journées nationales de prévention du suicide auront pour thème : « Suicides : quelles préventions dans un contexte de crises ? ». Selon Thérèse Hannier, présidente de l’UNPS, « la France, comme bien d’autres pays, subit de plein fouet la crise financière internationale dont les répercussions sont ressenties profondément à tous les niveaux. Quelles sont les conséquences, tant sur le plan économique et social que sur l’individu dans une société où les repères sont de plus en plus flous ? La dimension humaine se perd dans un espace qui s’élargit sans cesse vers des impératifs et des enjeux internationaux, la réduisant à l’état de poussière microscopique, comme un pion sur un immense échiquier dont les joueurs sont invisibles. Le monde du travail et de non travail, la cellule familiale sont percutés par des ondes de choc invisibles et puissantes. Le suicide, s’il est un acte individuel par excellence, s’adresse pourtant aux autres. Il s’impulse au terme d’une crise provoquée par un faisceau d’éléments déstabilisants, eux-mêmes l’expression de crises. Quelle est la part des causes exogènes sur l’individu en désespérance qui en vient à se supprimer pour mettre fin à sa souffrance ? »

Pour en savoir plus : www.infosuicide.org/.

Quand la crise est passée par là

Des études montrent, au travers de l’histoire des grandes crises et autres bouleversements économiques du XXe siècle, que les suicides et leur augmentation significative représentent autant de gestes pour mettre fin aux souffrances que représente la déchéance économique. Des difficultés financières qui s’accompagnent le plus souvent d’autres fragilités qui expliquent un tel acte. Nous avons interrogé à cet égard des représentants/observateurs de deux secteurs économiques particulièrement touchés par la crise : la sidérurgie et l’agriculture.

Nous vous avions déjà parlé du sort des travailleurs de chez Carsid dans le numéro 21 des Échos du crédit (mars 2009)1. Les travailleurs y sont en chômage économique depuis novembre 2008, étant donné l’arrêt de l’usine sidérurgique. Depuis 28 mois donc, la cokerie, le haut-fourneau et les coulées continues, d’où sortaient les brames qui servent à la fabrication de tôles ou de plaques d’acier, sont à l’arrêt. Cette situation est évidemment liée à la crise financière qui a ralenti les activités économiques de la planète, mais d’autres éléments, dont le « divorce » probable entre Novolipetsk (NLMK) et Duferco au sein de SIF (Steel Invest Financial), expliquent également cette paralysie.

Comme l’explique Luigi Foladori, président de la délégation Carsid CSC et de la CSC-Métal pour le Hainaut, « les Italiens espèrent récupérer Carsid et trouver une solution de relance avec des opérateurs extérieurs intéressés et l’aide de la Région wallonne. Mais pour rouvrir Carsid, il faut réunir certaines conditions, dont l’existence d’une cokerie: tout cela risque encore de prendre du temps. L’arrêt se prolongera au moins jusqu’en juin. En attendant, plus de 1 000 ouvriers sont dans l’expectative. Je dis environ 1 000 ouvriers sur les 1205 travailleurs lors de la mise à l’arrêt de l’usine, ce qui fait 200 de moins qu’en novembre 2008 : en effet, un certain nombre d’entre eux ont trouvé du travail ailleurs. Il y a eu des demandes de pauses carrières, des décès et malheureusement aussi des suicides. Sur la dernière année, il y en a eu quatre, dont celui d’un jeune de 37 ans. Je ne peux pas dire que c’est la crise et le fait de se retrouver en chômage économique qui en seraient la cause unique, mais je vois bien que le moral des travailleurs est au plus bas. Le chômage économique qui dure depuis 28 mois est très difficile à supporter. Même si on a réussi à maintenir un certain niveau d’allocations, la perte d’argent que cette situation entraîne est très difficile à assumer pour certains, pour le paiement des crédits en cours ou des études des enfants. Plus question de faire des projets de vacances, d’achat de maison, de travaux de transformation : l’avenir de ces travailleurs est comme gelé et le stress est énorme. On le voit en tant que de délégués, dans nos contacts au quotidien : ils ont besoin de parler, de se confier. Ils ont le sentiment d’être inutiles, certains d’avoir tout raté, d’être impuissants et on est là pour essayer de leur remonter le moral, pour tenter de trouver des solutions à leur difficultés. Je ne peux pas dire que les suicides que l’on a connus à Carsid ces derniers mois sont dus à cette seule situation, mais elle contribue grandement au mal-être de ces travailleurs et comme délégués, ce n’est pas facile à vivre non plus. »

Luigi Foladori espère vraiment que les choses pourront se débloquer dans les semaines à venir, mais même en cas de démarrage (ce à quoi tous aspirent), ce délégué syndical souligne la prudence dont il faudra faire preuve, notamment en termes de sécurité, en remettant ces personnes au travail après presque trois années d’inactivité.

La crise des champs

Autre secteur d’activité durement touché par la crise ou plutôt par des crises successives, sanitaires et autres : le monde de l’agriculture, qui connaît un taux de suicide assez élevé, même si les chiffres manquent pour consolider ces informations.

Chez Agricall, on connaît ce phénomène : c’est d’ailleurs cette détresse psychologique qui avait mené à la création en 2001 d’une cellule d’accueil psychologique (Preventagri). Cette cellule a évolué avec le temps vers une prise en charge plus large des difficultés des fermiers, mais les problèmes d’épuisement psychologique et de désespoir liés notamment aux problèmes financiers restent bien présents dans les appels à l’aide qu’Agricall reçoit tous les jours. Comme l’explique Christine Craeye, psychologue chez Agricall et par ailleurs thérapeute, « 30% des appels que nous recevons à la permanence font référence à la mort. On le sait sans pouvoir le chiffrer exactement, le métier d’agriculteur est plus exposé au phénomène des suicides, souvent violents (par pendaison ou par arme à feu). Ce sont les difficultés financières qui sont fréquemment à l’origine du désespoir de ces professionnels. Certains ont conscience de leur état psychologique très dégradé et demandent de l’aide. D’autres ont plus de mal à reconnaître les problèmes. La perspective de perdre la ferme ou de devoir mettre fin à l’activité souvent héritée des parents ou des grands-parents est en tout cas terriblement angoissante et conduit certains à évoquer le suicide ou à passer l’acte. »

Christine Craeye décrit le type de prise en charge mise en place par Agricall: « Selon le type de demande adressée à la permanence (au numéro vert 0800/85 018), on se réunit en équipe et on décide qui va se rendre sur place : si des problèmes de dépression ou de décompensation psychologique sont évoqués, un psychologue de l’équipe accompagnera d’office. Mais on se rend toujours en visite en binôme pour essayer de faire le point de manière globale. Dans certains cas, on trouve des situations très difficiles avec des habitations délabrées, des fermiers dépassés, qui vivent dans l’isolement et des enfants laissés à eux-mêmes. Parfois on est confronté à des situations où il faudrait une prise en charge psychiatrique plus lourde ou une hospitalisation. Agricall propose pour sa part la possibilité d’une aide ponctuelle et gratuite avec un psychologue durant cinq séances pour faire le point et, le cas échéant, mettre en place une prise en charge plus approfondie. »

Agricall2 organise également des formations afin de sensibiliser des associations qui viennent aux agriculteurs en difficulté, afin de préparer les personnes en prise directe avec des situations de détresse à reconnaître les signaux interpellants et à réagir de façon adéquate, en développant des attitudes aidantes.

Nathalie Cobbaut

1 Cobbaut N., « Crise économique et financière : attention à la casse sociale », in : Les Échos du crédit et de l’endettement, n°21, janvier/février/mars 2009, p. 8 -9
2 Pour plus d’infos : www.agricall.be.