Marie traverse une période difficile depuis son divorce. Son incapacité de travail a entraîné une forte diminution de ses rentrées financières: les factures s’accumulent, les rappels s’entassent sur un coin de table sans qu’elle puisse les ouvrir, et la peur du lendemain s’invite dans ses nuits. Malgré ses efforts, elle ne parvient plus à équilibrer son budget. Dépassée par la situation, elle décide de pousser la porte du CPAS de sa commune. C’est une démarche qu’elle redoute, mais aussi un premier pas vers un possible apaisement.
Les CPAS connaissent bien la situation des personnes dépassées par la charge financière et administrative et souvent même découragées. Marie pense obtenir une aide financière du CPAS pour combler les «trous». Elle est surprise d’apprendre que le CPAS ne se limite pas à l’octroi d’aides sociales financières ou d’un revenu d’intégration sociale. Le travailleur social (TS) lui explique qu’il existe d’autres formes d’aides sociales telles que la médiation de dettes amiable, mais également la mise en place d’un accompagnement budgétaire combinant deux outils: la gestion et la guidance budgétaires.
Ensemble, ces deux approches ont un but commun: rétablir la situation financière de Marie tout en lui rendant son autonomie financière.
La gestion budgétaire: une aide temporaire pour respirer
La gestion budgétaire est une aide temporaire qui implique l’ouverture d’un compte bancaire cogéré, au nom du bénéficiaire, mais administré conjointement avec le travailleur social. Ce compte permet au professionnel d’effectuer certaines opérations financières à la place de la personne: payer les factures essentielles, assurer les dépenses prioritaires et éviter la création de nouvelles dettes.
Ce processus ne doit pas être confondu avec la mise sous administration de biens ou de la personne. Il ne s’agit dès lors pas d’une mesure de protection judiciaire, mais d’un filet de sécurité temporaire, le temps que le bénéficiaire puisse se décharger et reprendre confiance.
Marie écoute attentivement. Elle comprend que cette gestion est un véritable soutien et une bouffée d’oxygène. Cette aide vise avant tout à stabiliser sa situation en permettant au TS de garantir lui-même le paiement auprès des créanciers.
La guidance budgétaire: apprendre à redevenir maître de son budget
La mise en place d’une gestion budgétaire n’est réellement utile que si elle est accompagnée d’«un programme d’apprentissage» permettant au bénéficiaire de retrouver progressivement son autonomie financière tout en ayant acquis de nouvelles habitudes. Il s’agit de la guidance budgétaire.
Cet accompagnement éducatif est une forme d’aide sociale[1] nécessaire pour limiter la gestion budgétaire dans le temps. La guidance budgétaire implique une réelle collaboration avec le bénéficiaire: rencontres régulières avec une mise en pratique de conseils et d’outils. Le TS travaille avec la personne, non à sa place.
La mise en place de l’accompagnement… par qui?
La gestion budgétaire peut être mise en œuvre par le service social général ou par le service de médiation de dettes (SMD) du CPAS. Il s’agit d’un choix qui dépend du mode de fonctionnement de chaque CPAS. Certains CPAS confient également cet accompagnement au service énergie dès que le bénéficiaire a une dette énergétique[2]. Ces services ont des missions distinctes et leur propre analyse budgétaire, ce qui implique une approche différente de la gestion budgétaire.
Marie est dirigée vers le SMD pour mettre en place une gestion budgétaire et une médiation de dettes amiable. En Région wallonne, le médiateur de dettes a l’obligation d’informer le bénéficiaire de la possibilité de mettre en œuvre une guidance budgétaire conformément à l’article 121, 4° du Code wallon de l’Action sociale et de la Santé – Partie décrétale. Cette obligation n’est pas imposée aux autres services qui pratiquent la gestion budgétaire.
Les SMD ne sont pas tenus d’assumer eux-mêmes la guidance budgétaire. Ils peuvent en effet orienter le bénéficiaire vers le service social général, le service énergie ou un organisme externe au CPAS. Dès lors, l’absence de guidance budgétaire dans l’«offre» d’aides du CPAS résulte d’un choix institutionnel.
Des rôles séparés?
Idéalement, la guidance budgétaire proposée dans un SMD devrait être assurée par un TS différent de celui qui est en charge d’un dossier de médiation de dettes. Ces deux interventions poursuivent des objectifs distincts, ce qui rend nécessaire une séparation des rôles afin de préserver la neutralité du médiateur.
En pratique, ce principe est toutefois rarement appliqué: dans de nombreux SMD, les TS cumulent, au sein d’un même dossier, ces deux missions, soit en raison de l’organisation interne du service, soit parce que sa taille ne permet pas de disposer d’un personnel suffisant.
Le SMD qui reçoit Marie est composé d’un seul TS. En tenant compte des carences de Marie en matière de gestion et de ses difficultés financières, le SMD décide, en concertation avec elle, d’ouvrir à la fois un dossier de médiation de dettes et un compte de gestion. Il lui rappelle les bénéfices d’un accompagnement budgétaire et précise que cette démarche constitue également une garantie, pour les créanciers, de la bonne exécution du plan qui sera négocié et soumis.
Voir si la gestion est pertinente
Certains SMD proposent d’office une gestion budgétaire dès l’entame de la médiation de dettes. Or, il est essentiel d’évaluer d’abord les difficultés du bénéficiaire ainsi que ses besoins afin de déterminer si la mise en place d’un tel dispositif est réellement pertinente.
Activer systématiquement la gestion budgétaire sans cette analyse préalable risque non seulement d’alourdir le travail du TS, mais aussi d’être mal vécu par le bénéficiaire, qui pourrait alors se démobiliser.
Outre la gestion, le TS expose à Marie qu’à travers des rencontres régulières, des échanges et des exercices pratiques, il va l’aider à comprendre son budget, à organiser ses documents (factures, etc.), à prioriser ses dépenses, à planifier ses paiements et à anticiper les imprévus.
Marie réalise que les deux démarches se complètent:
- La gestion lui offre un répit immédiat.
- La guidance l’aide à reprendre le contrôle sur son budget de manière autonome et responsable.
Cette combinaison permet de limiter l’accompagnement du TS dans le temps tout en proposant un apprentissage visant l’autonomie du bénéficiaire.
Un contrat de confiance
Rapidement, un cadre est posé. Marie doit s’engager activement dans le processus: communiquer ses factures, être collaborante, participer aux rendez-vous et, surtout, exprimer ses choix.
Ce cadre repose sur une convention claire qui formalise la collaboration et précise les droits et devoirs de chacun. Elle doit être personnalisée en fonction des besoins et attentes de chaque partie. Des objectifs précis sont définis dans la convention: pour Marie, il s’agit de respecter le calendrier des paiements, respecter les rencontrées programmées de commun accord, réorganiser les priorités, ne pas contracter de nouvelles dettes, anticiper certaines dépenses, etc. Ce cadre est important tant pour le TS que pour le bénéficiaire qui doit se sentir impliqué dans le processus. Il doit être l’acteur de la situation.
La convention doit également fixer une durée avec une évaluation à l’issue de cette période.
La convention que Marie a signée stipule que l’accompagnement budgétaire prendra fin au terme de la médiation de dettes.
Les obstacles sur le chemin
Bien sûr, le parcours est rarement sans embûche. Parfois, Marie se sent dépassée. Elle a l’impression de ne plus avoir la main sur son argent. Parfois, elle oublie des factures ou remet les papiers à plus tard. Découragée et fatiguée, elle ne se rend pas toujours aux rencontres fixées.
Il lui arrive aussi de douter! Pourquoi faire tous ces efforts si:
- les créanciers restent libres de mettre à mal tout ce travail par des mesures d’exécution,
- les rentrées financières ne permettent pas d’assumer toutes les charges,
- le service peut gérer le paiement des factures à sa place et lui éviter du stress?
Le TS, lui aussi, fait face à ses propres difficultés:
- le manque de temps,
- la charge de travail,
- la responsabilité des comptes cogérés lors des contrôles trimestriels,
- les délais à respecter,
- les démarches administratives toujours plus nombreuses,
- les changements de politique interne au sein du CPAS,
- le manque de structure et de cadre dans le fonctionnement du service,
- les demandes intempestives de Marie et l’obligation de fonctionner dans l’urgence
- …
L’angoisse de Marie peut être difficile à gérer dans le quotidien d’un travailleur social qui fonctionne avec une «double casquette». En effet, il constate rapidement que Marie s’appuie presque exclusivement sur lui. Elle l’appelle quand une décision doit être prise. Elle attend ses impulsions pour entreprendre des démarches simples. Elle ne vient pas toujours aux rencontres, persuadée qu’il «gère déjà tout».
Avantages et inconvénients
Pour Marie, la combinaison médiation + gestion + guidance dans les mains d’une seule personne a en réalité des effets très positifs:
- un interlocuteur unique, rassurant;
- un suivi global parfaitement cohérent;
- un professionnel qui connaît son dossier dans les moindres détails.
Mais cela comporte aussi des risques:
- une dépendance administrative et décisionnelle;
- une confusion des rôles compromettant la neutralité du médiateur;
- un épuisement du TS en raison d’une surcharge de travail.
À chaque rencontre, le TS doit ramener Marie vers son objectif: comprendre, apprendre, reprendre confiance et rester actrice de sa situation. Il apprend lui aussi à l’écouter sans juger, à reformuler, à amener Marie à analyser elle-même sa situation. Il lui fait découvrir la grille budgétaire, un outil visuel pour comprendre d’où vient son argent et où il part. Ensemble, ils dressent un planning annuel pour anticiper les dépenses périodiques: impôts, taxes, assurances.
À chaque progrès, il la félicite. À chaque écart, il l’encourage à comprendre plutôt qu’à se blâmer. Le TS la responsabilise en douceur: il lui délègue certaines tâches, laisse à sa charge le tri des papiers ou le paiement d’une facture symbolique. Chaque geste compte. Peu à peu, les choses changent. Marie commence à anticiper au lieu de subir.
Cet investissement en termes de temps et d’énergie déployé par le TS est nécessaire pour éviter que la gestion budgétaire s’installe, perdure et surtout pour favoriser l’autonomisation du bénéficiaire.
Phil… un suivi morcelé et un rythme fragile
Sans cette guidance, Marie serait restée spectatrice de sa propre situation. Sa gestion budgétaire aurait pris fin au terme du plan sans qu’elle puisse reprendre le contrôle de son budget, et elle aurait risqué de répéter les mêmes erreurs, se retrouvant à nouveau en situation de surendettement.
Elle en a pris conscience après sa rencontre avec Phil, qui lui a confié ses difficultés et son parcours en matière de gestion budgétaire. Contrairement à Marie, celle de Phil est assurée par un TS de première ligne. Le premier entretien s’est bien déroulé et, pour Phil, la gestion budgétaire représente un véritable soulagement. Ne plus devoir penser aux factures de gaz, d’électricité ou de loyer lui retire un poids immense. Chaque mois, Phil se rend au CPAS uniquement pour déposer les factures qu’il n’a pas pris la peine d’ouvrir. Il ne rencontre pas systématiquement le TS responsable de son dossier.
En discutant avec Marie, il comprend qu’il ne bénéficie pas du même accompagnement:
- pas de rencontres régulières,
- pas d’analyse régulière des dépenses,
- pas d’objectifs définis,
- pas d’apprentissage des compétences en gestion financière.
Aucune guidance budgétaire n’a été mise en place!
Avec le temps, la situation de Phil devient paradoxale. D’un côté, ses dettes diminuent et ses factures sont payées; de l’autre, il ne progresse pas: il ne comprend pas les décisions prises, n’a aucune visibilité sur ses dépenses, ne consulte pas ses extraits de compte et ignore combien il lui reste chaque mois.
Ce manque d’implication fait peser un risque majeur: la gestion peut durer indéfiniment, sans changement concret dans son rapport à l’argent.
Les résultats et la fin du parcours pour Marie
Après plusieurs mois d’accompagnement, un nouveau souffle se fait sentir. Le budget de Marie s’est stabilisé, les dettes ont diminué, et surtout, elle a appris à planifier, à anticiper, à dire non aux dépenses impulsives. Le TS a vu la transformation: la femme stressée du premier rendez-vous a laissé place à une personne déterminée, capable de décider, d’agir, de prévoir.
Lorsque l’heure de la clôture arrive, une évaluation finale est réalisée. Marie n’a plus besoin d’assistance. Elle retrouve ce qu’elle avait perdu: la maîtrise de son budget et, avec elle, sa dignité.
Pour le TS, chaque accompagnement est unique. Il doit à la fois respecter/faire respecter le cadre fixé et maintenir une relation de confiance fondée sur le secret professionnel. Son rôle n’est nullement de se substituer durablement, mais bien d’accompagner temporairement. La gestion budgétaire doit être combinée à la guidance budgétaire pour qu’elle soit efficace et pertinente.
Si un bénéficiaire n’a pas les capacités d’atteindre cette autonomie financière, notamment en raison de son état de santé, le TS doit reconnaître les limites de son intervention. Lorsque la situation dépasse le cadre de la gestion ou de la guidance, il l’oriente alors vers la mise sous administration de biens.
L’accompagnement de Marie a exigé du temps, de la patience, et parfois, du courage. Mais Marie aurait-elle bénéficié du même accompagnement si un autre service avait pris en charge sa gestion, comme dans le cas de Phil? Un service déjà surchargé aurait-il eu la possibilité de mener simultanément une guidance budgétaire, sachant que cette démarche requiert du temps et une réelle disponibilité?
Un dernier regard et des pistes de réflexion
La guidance budgétaire est un outil essentiel, qui mérite d’être reconnu et valorisé par les autorités subsidiantes. En permettant aux bénéficiaires de mieux maîtriser leur budget, elle joue un rôle préventif face au surendettement et peut réduire le recours à des mesures curatives telles que les aides sociales octroyées par les CPAS. Il est par ailleurs indispensable de définir un cadre commun à l’ensemble des services qui proposent la gestion ou la guidance budgétaire. Ce cadre doit être cohérent au sein de l’institution, quel que soit le service concerné.
De plus, les travailleurs sociaux impliqués dans ces missions doivent être formés spécifiquement à cette matière, tant pour la construction d’un budget que pour l’accompagnement personnalisé des bénéficiaires. Il ne s’agit pas de se limiter à une approche forfaitaire, mais bien d’analyser en détail l’ensemble des dépenses du bénéficiaire, de comprendre ses valeurs, son mode de consommation et d’élaborer un budget réaliste servant de base de travail pour les deux parties à la convention. Il est dès lors primordial d’y affecter les moyens financiers et humains pour y répondre.
Ne serait-il pas pertinent d’inviter les responsables politiques à envisager, dans une logique de prévention, la création d’un service d’accompagnement spécifiquement dédié à la gestion et à la guidance budgétaires? Un tel service viserait avant tout à aider les personnes à retrouver leur autonomie, à ne plus dépendre durablement d’un dispositif d’aide et à vivre selon leurs propres choix.
Aurélie Toussaint et Priscila Donnay, juristes chez Medenam
[1] Article 60, § 4 de la loi organique des CPAS du 8 juillet 1976.
[2] Loi du 4 septembre 2002 relative à la guidance sociale énergétique.