Jan Willems est responsable du service de médiation de dettes et du service énergie du CPAS de Bruxelles-ville. À la tête de 25 personnes, il est ce qu’il appelle un «petit chef» au sein de cette institution. À ce titre, il est attentif à la souffrance psychosociale de ses travailleurs, mais également à celle des usagers. Il l’analyse avec nous et donne aussi des pistes d’évolution du travail social.
Les Échos du crédit: La souffrance psychosociale, vous l’estimez présente chez vos travailleurs. Mais comment se manifeste-t-elle?
Jan Willems: Clairement, cette souffrance est là, mais je ne peux pas vraiment la quantifier. Ce que je remarque, c’est qu’il y a eu l’avant et l’après-Covid, et les choses ont changé. Peut-être que je perçois les choses différemment, étant donné la charge psychosociale qui m’incombe. Je ressens cependant un changement, une inquiétude dans le chef des travailleurs, quelque chose de moins évident.
Tout d’abord, les situations sont devenues plus compliquées qu’avant. Et ce n’est pas que dans les dossiers de surendettement, mais de manière généralisée. Pour trouver des solutions, c’est moins facile qu’avant. On pourrait se dire que les gens qui ont des problèmes «simples» ne viennent pas, mais je ne pense pas que ce soit l’explication. J’ai l’impression que la situation des personnes s’est détériorée, notamment avec la disparition progressive de la classe moyenne. À Bruxelles, la crise du logement est vraiment un facteur aggravant de la situation financière des ménages, avec des loyers élevés et des indexations importantes, la question de l’énergie et les mauvais PEB. On a aussi les petits propriétaires qui ne peuvent plus payer les charges de copropriété: on met l’accent sur la sécurité d’être propriétaire, mais, si on est à la limite, cela pose des problèmes.
Il y a aussi la difficulté de faire accepter les requêtes en RCD, mais je ne sais pas si c’est particulier à l’arrondissement judiciaire de Bruxelles ou si c’est national. Il faudrait une étude. Avant, pour les situations où l’amiable n’était pas une option, on se tournait vers le RCD, mais l’accessibilité de cette procédure est devenue aujourd’hui difficile, avec beaucoup de questions des juges du travail, des filtres très stricts, ce qui freine considérablement le traitement des problèmes et n’encourage pas les médiateurs à introduire de telles procédures. C’est devenu purement juridique; or, le surendettement n’est pas seulement juridique.
Autre difficulté: la rapidité et la plus grande efficacité des recouvrements effectués par les créanciers et notamment par le SPF Finances et les moyens utilisés, comme des comptes bloqués ou la saisie sur un remboursement d’impôts, ce qui ne facilite pas la vie des médiateurs de dettes. Le recouvrement plus agressif a dès lors des conséquences sur les gens. Pour les saisies par le SECAL pour les contributions alimentaires, là aussi on a vu un durcissement des mesures et, quand la personne saisie se retrouve au CPAS, finalement, c’est la collectivité qui paye. Selon moi, il faudrait des solutions plus équilibrées.
ECE: Comment ces situations affectent-elles les travailleurs sociaux dans leur travail?
J. Willems: Ces situations plus complexes, ces mesures plus agressives, cette difficulté d’accès du RCD, cela nécessite dans le chef des travailleurs sociaux la recherche de solutions stratégiques, et trouver de telles solutions tout seul, ce n’est déjà pas évident. Qui plus est, avec la pénurie de travailleurs sociaux, c’est difficile de trouver des personnes disposées à travailler dans le secteur et, quand la chaise est occupée, elle l’est de plus en plus par des jeunes sans expérience. Quand il faut essayer de trouver des astuces, de nouvelles voies pour tenter d’aider les gens à se tirer d’embarras, c’est vraiment un casse-tête pour ces jeunes recrues. Insérer le dessin dans les parages.
Il y a aussi un poids supplémentaire sur le «middle-management», ce qu’on appelle les «petits chefs», avec la supervision, la formation, le suivi des dossiers et dès lors un poids important à porter. Il faut suivre les nouvelles recrues et tu n’as pas toujours le temps de le faire ou pas assez. Il faut suivre toutes les évolutions.
Par ailleurs, ces nouvelles recrues ne sont plus forcément engagées dans le cadre de CDI, car les mesures gouvernementales prises sont limitées dans le temps, et donc le financement également, ou alors il s’agit d’appels à projets eux aussi limités dans le temps. Devoir gérer une équipe où il y a plusieurs personnes qui sont dans une insécurité quant à leur avenir professionnel, là encore, ça n’a rien d’évident. Dans le service, j’ai dix personnes avec des CDD qui se terminent fin de l’année: c’est insécurisant. Et en termes de management, quand tu formes quelqu’un dont tu ne sais pas s’il va rester, c’est un peu stressant aussi.
La digitalisation de la société, singulièrement depuis le Covid, a aussi changé la donne, car ce n’est pas donné à tout le monde de s’y retrouver. Quand tu demandes un document à la personne et qu’il faut le faire via le Net, est-ce que c’est au médiateur de dettes de prendre la carte d’identité de la personne et de faire la démarche? Il y a des projets, des subsides pour lutter contre la fracture numérique, mais en attendant c’est quand même du travail qui s’ajoute à la liste déjà longue de tout ce qu’il y a à faire.
ECE: Cette charge psychosociale décuplée mène-t-elle à des décrochages, des burn-out?
J. Willems: Je me demande s’il faut établir un lien comme tel. Mais oui, je pense que le risque est présent, que les employeurs doivent y être plus attentifs qu’avant. Mais est-ce qu’il y en a plus? Je n’ai pas de chiffres pour l’affirmer, mais c’est vraiment une responsabilité en tant qu’employeur. Est-ce que tout le monde suit, est-ce que tout ne va pas trop vite et qu’est-ce qu’il faut mettre en place pour que tout le monde puisse s’y retrouver? Et là, de nouveau, je reviens sur le rôle de ce middle-management, car c’est son rôle, mais il n’a pas le temps de le faire.
Quand je rencontre d’autres «petits chefs», on est tous confrontés à ce ressenti que c’est lourd, que cela pèse. On voit des évolutions au CPAS, des revirements à venir comme l’automatisation de l’octroi du RIS dont on parle ou le fait de retrouver un gestionnaire unique des dossiers et non plus un saucissonnage de ces derniers, mais il manque ce volet d’accompagnement, de réflexions, de mesures communes, avec des journées d’étude dans les universités qui expliquent des évolutions dans la société. J’ai la chance de pouvoir participer de temps en temps à des colloques, mais cela devrait se faire à un autre niveau, plus systématiquement, avec les écoles sociales, des universitaires et les travailleurs sociaux.
ECE: Est-ce que ces évolutions se pensent à une échelle plus collective?
J. Willems: Justement, non. En fait, il y a l’autonomie locale, c’est quelque chose de très important. Mais dans notre société on perd beaucoup de temps et d’énergie à beaucoup d’endroits alors que cela pourrait être plus simple si l’on avait des réflexions et des procédures communes. Chacun réinvente la roue dans son coin, cela stimule la créativité, mais là encore c’est le «petit chef» avec son équipe qui font les constats et cherchent des solutions. Au CPAS de Bruxelles, on va faire comme ça, à Schaerbeek, ils feront autrement et, à Ixelles ou à Liège, encore autrement.
Ces processus de changement, on y réfléchit au niveau local, mais il manque un niveau intermédiaire. C’est normal que la société évolue, mais il faut, selon moi, être accompagné dans la recherche de solutions et d’adaptations. Il faut aussi digérer les nouvelles mesures: quand on parle de la crise énergétique, le nombre de mesures qui ont été prises, les changements, très peu maîtrisent l’ensemble des solutions, alors que c’est nécessaire pour aider les usagers.
ECE: Dans ce panorama, les usagers flanchent-ils également?
J. Willems: Avec le coût de la vie qui a augmenté, je pense qu’on n’est qu’au début d’une nouvelle crise financière pour de nombreux ménages. Par ailleurs, avec les nouvelles mesures que les CPAS doivent implémenter, notamment dans le cadre de la crise énergétique, comme ç’a été le cas avec le Covid, la communication politique qui est faite autour de ces mesures, c’est que les usagers se présentent au CPAS et que ce dernier va payer. Or nous ne travaillons pas comme cela, toute la réglementation, qui date de 1976, est basée sur les enquêtes sociales effectuées par les travailleurs sociaux, et puis le comité se prononce dans les 30 jours.
Cette réglementation-là n’a pas changé et cela crée des frictions avec les usagers parce que le processus de prise en charge n’a pas changé. Ceux qui n’ont pas l’habitude de venir au CPAS pensent qu’ils vont recevoir une prime et sont choqués des questions qu’on leur pose sur leurs revenus, leur composition de ménage, les preuves des montants à payer, ce qui est somme toute normal pour nous. Cela crée des tensions. Ou alors les gens se découragent et ils ne viennent plus, alors que le problème n’est pas résolu. Le risque est qu’ils reviennent plus tard quand ça sera encore pire. Il faut réfléchir à des évolutions: si l’on veut donner des primes, il faut changer le contenu des exigences.
Ce qui me fait peur, c’est l’arrivée dans le social du jargon et des procédures des sociétés privées comme les chiffres, les bilans, les audits, les statistiques, les consultants, mais ce qu’on risque de perdre, c’est une écoute empathique, chaleureuse d’une personne en détresse et un accompagnement. Si tu la reçois derrière ton clavier, c’est déjà mal parti. Mais ce modèle où l’on crée un lien de confiance est sous pression, les travailleurs sociaux sont moins formés à ces aspects et cela crée de la souffrance de part et d’autre.
Propos recueillis par N. Cobbaut