Itinéraire d’un magistrat enthousiaste

Premier président de la cour d’appel du travail de Liège pendant 18 ans, Joël Hubin a quitté sa fonction sur la pointe des pieds et siège à nouveau auprès des cours du travail de Liège, de Namur, de Neufchâteau et de Bruxelles. La procédure de règlement collectif de dettes a croisé son parcours professionnel et l’a fortement marqué. Il tire avec nous quelques enseignements de son mandat de chef de corps qui s’est achevé, de l’arrivée du RCD dans le champ juridique et évoque la suite de sa carrière judiciaire avec beaucoup d’enthousiasme.

Les Échos du crédit : Vous avez achevé votre mandat de premier président de la cour d’appel de Liège le 1er avril dernier, après 18 ans de bons et loyaux services. Que retirez-vous de cette mission en général?

Joël Hubin : Tout d’abord je pense que le mandat est une très bonne chose; il est bon que l’institution judiciaire bénéficie d’afflux nouveaux. À la cour du travail de Liège, le cadre managérial est en train de se renouveler complètement, au fur et à mesure des départs à la retraite ou des fins de mandat. Je tiens à souligner que j’ai pu bénéficier d’un atout essentiel dans mes fonctions de chef de corps, à savoir des collègues qui, grâce à leurs grandes compétences et leurs personnalités, ont assumé leur travail et permis à la jurisprudence d’évoluer, et je tiens à leur exprimer toute ma gratitude. Sur un plan collégial, on s’est efforcé d’être loyal par rapport aux options du législateur, tout en insufflant des choses novatrices. Je dois dire que j’ai pu travailler en très bonne intelligence avec mes collègues de la cour du travail qui étaient pour beaucoup dans le bon fonctionnement de la juridiction, véritable lieu d’émulation scientifique et judiciaire.

En tant que chef de corps, il est clair qu’aujourd’hui le management public est une notion essentielle, ce pour quoi je me suis formé dans le cadre d’un master effectué auprès de la Solvay Brussels School. Je pense que les chefs de corps dans la magistrature doivent s’emparer d’un dossier absolument fondamental qui est celui de la répartition de la charge de travail. Je ne suis pas sûr que les chiffres soient primordiaux; un chef de corps sait très bien ce qui se passe à droite ou à gauche et là où il y a des écueils. Je n’ai pas manqué de sévérité là où je pensais qu’il y avait déséquilibre et certains doivent se souvenir de moi à cet égard. C’est d’autant plus crucial aujourd’hui qu’avec la raréfaction des moyens qui va aller de pair avec une diminution des cadres fin 2015, il est essentiel que là où une personne faisait quatre et une autre ailleurs faisait deux, tout le monde fasse au moins trois. Et ce, pour honorer les responsabilités qui nous sont confiées. À cet égard, je suis intransigeant.

Enfin, j’ai souhaité partir en silence et en faisant mon autocritique, en me demandant ce que j’aurais pu faire de mieux. Pour le reste, c’est en définitive aux autres d’apprécier. Le fait de siéger à nouveau et de juger à temps plein me va très bien. D’autant qu’en tant que chef de corps, impliqué dans la mise en œuvre de la réforme du système judiciaire, il m’était plus difficile de le faire.

ÉCE : Conformément à la loi du 13 décembre 2005, la compétence en matière de règlement collectif de dettes échoit aux tribunaux du travail (et, en appel, aux cours du travail) dès 2007, alors que précédemment, c’est le juge des saisies qui traitait ces procédures. Comment appréhendez-vous cette procédure de RCD qui est apparue dans votre horizon professionnel à cette date?

J. Hubin : Cette procédure a suscité chez moi une grande adhésion par rapport aux objectifs qu’elle poursuit. Je ne parlerais pas d’enthousiasme étant donné les situations lourdes qui me sont présentées, mais cet outil, constitué de vingt articles, extraordinaires de souplesse juridique, nous permet de faire beaucoup. On peut relever plusieurs facteurs dans cette adhésion. En tant que président du collège des premiers présidents des cours du travail, avant le transfert de compétences, j’avais rencontré le formateur du gouvernement de l’époque qui considérait la nature et les enjeux sociaux du RCD, ce qui est de plus en plus le cas et qui m’est apparu comme justifié. Il était de ma responsabilité d’aller au feu et d’accompagner la réforme dans son processus législatif. Une fois le transfert de compétences acquis, mon rôle de chef de corps a été d’apprendre cette matière pour accompagner sa mise en œuvre du mieux que je le pouvais. Pour ce faire, à plusieurs reprises, les mercuriales du premier avocat général de Liège m’ont aidé dans cette voie, ainsi que les réflexions éclairées du professeur Georges de Leval. J’ai également pu rencontrer des personnalités engagées dans le processus de mise en œuvre de cette loi, comme le juge du travail Christophe Bedoret dont je salue le travail.

Ce qui me marque particulièrement dans ce contentieux et qui crée une grande différence par rapport à d’autres procédures, c’est le fait que l’on se trouve au croisement ou en périphérie de toutes les matières juridiques. Certes, le RCD est centré sur le droit de l’exécution, mais il se pratique avec des articulations de droit pénal, commercial, civil, de la famille, social, pour ne pas dire fiscal. Il y a là une richesse incroyable avec cet aspect de pluridisciplinarité juridique. Un des regrets que je continue d’exprimer quant à l’organisation de cette procédure, c’est le fait qu’elle repose sur un juge unique et non sur le concept de l’échevinage propre aux juridictions du travail, qui aurait permis un débat citoyen et un délibéré s’appuyant sur l’intervention de juges sociaux. C’eût été d’autant plus appréciable que cette procédure véhicule des valeurs et des sensibilités. Autre caractéristique de ce contentieux : le fait qu’il s’agisse d’une juridiction permanente, qui nécessite de raisonner le temps passé avec un justiciable, dans bien des aspects de sa mise en œuvre. La durée des plans est un élément important. En tant que juge auprès de la cour du travail, je me permets d’évoquer et de garder certaines affaires afin de soulager la première instance et de trouver un point d’équilibre entre débiteurs et créanciers, avant de renvoyer l’affaire devant le premier juge. Enfin le public visé par cette procédure est aussi une donnée capitale : ce qui me sensibilise surtout, c’est la fragilité, la désespérance, la perte des repères. L’ambition du droit social est de garantir à tous le minimum et plus si c’est possible. Or aujourd’hui, on n’est plus tout à fait sûr que le filet de protection sociale soit encore aussi solide. Pouvons-nous encore véritablement soulager? Cette interrogation pose évidemment la question de la remise de dettes.

Je m’investis dans ce contentieux en me disant qu’il faut sans cesse reculer les limites de cette procédure par une dynamique d’audiences et de compréhension pour connaître une histoire. En ce sens, il faut réhabiliter la pensée de Bossuet : « Juger c’est avant tout percevoir. » Il faut apprendre à écouter et à regarder avant de juger. Ensuite il est important à chaque fois de trouver le point d’équilibre entre tous les enjeux, en remettant chacun à sa juste place, en cherchant les responsabilités des uns et des autres, mais en tenant compte aussi d’autres éléments qui entrent en ligne de compte. Cette procédure contient énormément de potentialités dans le sens d’une régulation entre les personnes et la place que chacun peut occuper dans la société.

ÉCE : Depuis la fin de votre mandat, vous êtes à nouveau magistrat auprès des cours du travail de Liège, de Namur et de Neufchâteau, mais aussi de Bruxelles. Pourquoi cette mobilité?

Par le passé, il y avait déjà cette possibilité de mobilité entre les cours et tribunaux. Il faut savoir que la cour du travail de Bruxelles se trouve dans une grande difficulté qui touche à son cadre et à la pénurie de personnel, ce qui pose des problèmes de prise en charge des dossiers. Par le passé déjà, sur la base des modalités anciennes, la cour du travail de Gand et celle de Liège avaient répondu collégialement aux souhaits de nos collègues bruxellois. Avec la réforme judiciaire, cette mobilité a été facilitée, encouragée et même souhaitée, et, à la demande du nouveau premier président de la cour du travail de Liège, j’ai donc répondu de manière enthousiaste au fait de partager mes tâches entre la division de Liège et celle de Bruxelles pour ainsi travailler à la gestion du flux des dossiers.

Cette mobilité me permet entre autres d’œuvrer à ce qui me semble essentiel dans la matière du RCD (et dans bien d’autres aussi), à savoir l’unité de jurisprudence, sans porter atteinte à l’indépendance des juges, mais en veillant à une certaine égalité dans l’application de la règle. Je pense par exemple à l’unité de jurisprudence en matière d’admissibilité des requêtes ou de taxation des honoraires des médiateurs de dettes. Certains points mériteraient sans doute une adaptation de la législation, mais il faut aussi être attentif à ne pas tout cadenasser : l’unité de jurisprudence doit se comprendre dans un travail de mise en perspective, avec un travail perpétuel d’adaptation et ce, au terme d’un débat contradictoire dans le respect des droits de la défense. Il ne faudrait pas arriver à des jugements de règlement, ce que le Code judiciaire interdit d’ailleurs.

L’harmonisation des procédures est également un des enjeux poursuivis, notamment par les barreaux et ce, à l’initiative d’avocats.be, pour améliorer la charge administrative pour les greffes et les médiateurs de dettes. Je pense aussi aux formulaires à remplir dans les greffes qui, selon la manière dont ils sont rédigés, ouvrent ou ferment la porte du RCD.

Ce qui est extraordinairement riche avec cette mobilité, c’est aussi de pouvoir observer la diversité des pratiques judiciaires, mais aussi presque du type de surendettement. J’ai été accueilli très chaleureusement ici à Bruxelles, nous faisons en ce moment connaissance. Je rencontrerai prochainement les médiateurs de dettes de Bruxelles. Je suis aussi frappé de voir qu’en fonction de l’endroit où l’on juge, selon l’origine citoyenne des personnes en RCD, on découvre des réalités familiales que l’on ne devine pas spontanément : tout en évitant les clichés, on peut dire que la population bruxelloise a des composantes qui diffèrent de celles de Liège en termes d’origines nationales. Les contentieux ne se présentent donc pas de la même manière, étant donné que chacun vient avec ce qu’il a. On a par exemple essayé dans un dossier où la culture latine était tout à fait dominante de savoir ce qui se passait dans une famille parce qu’il le fallait et où l’omerta n’a pas permis d’en savoir plus. Dans un autre dossier où l’on traverse la Méditerranée, j’ai découvert des solidarités familiales extrêmement émouvantes.

Et de conclure notre entretien en suggérant qu’un sociologue pourrait utilement se pencher sur les profils de surendettés et ainsi accompagner le travail des patriciens du droit.

Entretien : Nathalie Cobbaut