Parmi les addictions, les jeux de hasard et d’argent figurent bien évidemment sur la liste des comportements à risque. Pourtant le jeu est «en vente libre» et dans certains cas organisé par l’État. Or les problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent ont un coût pour le joueur et ses proches, ainsi que pour la société. Témoignages de médiateurs de dettes sur ces dossiers épineux.
Dans une carte blanche publiée à l’initiative de psychologues en faveur de l’adoption d’un arrêté royal sur la publicité pour les jeux de hasard et d’argent en mai 2022[1], les signataires de ce texte faisaient les comptes: à côté du réseau de la Loterie nationale qui recense plus de 2 millions de comptes joueurs (dont la moitié sont actifs), ce qui ne couvre pas l’ensemble des joueurs (soit 6,5 millions de joueurs uniques) pour 1,5 milliard d’euros misés en 2024, il y a en Belgique 9 casinos, 174 salles de jeux, 40 sites légaux de paris sportifs/casinos, 5.137 cafés avec jeux, 585 agences de paris, 1.580 librairies où l’on peut parier légalement, sans oublier tous les sites de jeux situés à l’étranger ou encore les lieux plus ou moins clandestins où les jeux d’argent se pratiquent sans aucun contrôle.
De plus en plus de jeunes
Tous les joueurs ne jouent pas de manière compulsive et ne sont pas accrocs aux jeux. Mais 100.000 d’entre eux seraient dépendants et 380.000 joueurs seraient à risque. Parmi eux, de plus en plus de jeunes se laissent tenter et adoptent des comportements dangereux. Comme le relèvent Nathalie Monteyne et Florence Boreux, médiatrices de dettes au CPAS d’Yvoir, «nous le voyons dans nos dossiers, de plus en plus de jeunes sont concernés par ces jeux en ligne, attirés par la prétendue possibilité de gains faciles et, même s’il existe des mesures pour limiter les accès aux casinos et aux salles de jeux automatiques, ainsi qu’aux agences de paris – c’est le cas pour les moins de 21 ans et pour tous ceux qui demandent une interdiction –, cela ne concerne pas les sites de jeux en ligne d’autres pays auxquels les jeunes peuvent accéder. L’utilisation de la carte d’identité d’une autre personne permet aussi de contourner l’interdiction. Il est clair que les jeunes s’y connaissent bien mieux que nous dans ces matières et ils parviennent à continuer à jouer malgré les mesures de protection qui sont prises pour les protéger».
Autre difficulté: avec les placements risqués en bitcoins que les jeunes pratiquent, on se retrouve avec des pertes, mais parfois aussi des gains qui ne sont pas déclarés au médiateur de dettes et qui se retrouvent sur des comptes bancaires. Situation bancale s’il en est, étant donné que ces gains devraient à tout le moins être versés au budget pour rembourser les dettes des créanciers, ce qui n’est pas le cas.
Des situations catastrophiques
Comme on l’a déjà mentionné, une des difficultés réside dans le fait que les personnes refusent de reconnaître l’existence d’addictions. Nathalie Monteyne: «J’y ai été confrontée dans un dossier où il s’agit d’un couple qui joue et qui a quatre enfants. Tout est utilisé pour le jeu, au point qu’il n’y a plus rien pour les courses alimentaires. Pourtant, ils n’ont jamais reconnu l’existence de ce problème de jeu. Dans ce dossier, je suis même allée jusqu’à signaler la situation au SAJ, car j’avais des craintes pour les enfants. Mais, sans une prise de conscience, il est difficile de trouver une solution au problème.»
Autre cas: celui de ce couple bruxellois, issu d’un milieu aisé, tous deux travaillant dans le domaine du soin avec des rémunérations confortables, mais dont la situation financière s’est complètement détériorée, suite à une passion dévorante pour le jeu dans le chef du mari. Selon la médiatrice de dettes, qui préfère garder l’anonymat, «les problèmes financiers de ce couple sont énormes: initialement, Monsieur et Madame travaillent pour la même entreprise. Ils ont la trentaine et deux petites filles. Monsieur commence à jouer et l’addiction est irrépressible, il s’adonne à toutes sortes de jeux de hasard (en ligne, au casino, dans les cafés…) et évidemment perd énormément d’argent. Pour essayer de se refaire, il emprunte dans la sphère privée, auprès de la famille et des amis, à concurrence d’un montant de 240.000 euros. Puis ça n’a plus suffi et c’est Madame qui, elle, ne joue pas, mais est au courant du problème de jeu de son mari, qui utilise le compte bancaire de sa grand-mère pour y puiser 120.000 euros. Le couple souscrit également des crédits auprès des banques pour un total de 3.500 euros de remboursements mensuels qu’ils paient jusqu’ici. À cette situation déjà très lourde, il faut ajouter un vol de 30.000 euros dans la caisse de l’employeur de Monsieur. Un vol heureusement non déclaré à la police, mais qui a valu un licenciement à Monsieur et un remboursement mensuel de 1.000 euros. Monsieur a heureusement retrouvé un emploi qu’il complète avec une activité d’indépendant complémentaire, dans le cadre de laquelle il fait de nombreuses heures supplémentaires. Last but non least, Monsieur a contracté encore une dette auprès d’un créancier mafieux qui lui fait craindre des représailles s’il ne la rembourse pas rubis sur l’ongle.
Étant indépendant à titre complémentaire, le RCD n’est pas envisageable. L’administration de biens n’est pas non plus compatible avec ce statut. Or le montant des revenus n’est pas suffisant pour rembourser les dettes, sans que soient incluses dans les remboursements celles dues à la famille, qui, pour l’instant, sont mises de côté.»
Lors des entretiens, Monsieur est accompagné de sa femme mais également de son beau-père. Monsieur prétend qu’il a arrêté de jouer, mais il n’y arrive pas. Il est très culpabilisé à l’égard de sa femme, de ses filles, de la famille et des amis à qui il doit beaucoup d’argent.
Des aides pour les joueurs
Au-delà des prises en charge spécifiques pour les problèmes d’addictions (voir l’article pages 18-19), si toutes les situations ne sont pas aussi cataclysmiques que celle exposée ci-dessus, il se trouve que ce constat de problèmes grandissants en matière de jeux d’argent avait déjà été émis en 2022 dans une prise de position commune par toute une série d’acteurs de terrain comme les syndicats (CSC, FGTB, CGSLB), la mutualité Solidaris, des associations de lutte contre la pauvreté, comme le BAPN ou Beweging.net, ou de consommateurs comme Test Achats et la VSZ, ou encore par le Centre d’appui-Médiation de dettes BXL ou l’Observatoire du crédit et de l’endettement. Ces organismes considèrent les problèmes de jeux comme préoccupants, touchant en particulier des personnes déjà vulnérables, malgré des mesures prises ces dernières années par le gouvernement fédéral.
Ils demandent des mesures supplémentaires pour que soient introduits des modérateurs sur le marché privé des jeux, comme il en existe pour la Loterie nationale. Il s’agit par exemple des fameuses limites de montants joués par semaine, dont on a entendu parler dans l’affaire Reynders, mais aussi du virement automatique des gains de plus de 500 euros sur un compte bancaire, ce qui n’est pas le cas pour les opérateurs privés, ou encore l’interdiction des jeux d’argent à crédit, ce qui est techniquement possible moyennant l’utilisation d’une carte prépayée chez les opérateurs privés. Les recommandations portent aussi sur le fait de ne pas développer des jeux comportant des risques d’addiction, comme les paris sportifs ou les jeux de grattage en ligne.
Dans ce document, les auteurs mettent aussi en avant le fait que les démarches volontaires ne sont pas forcément les plus efficaces. Or la Commission des jeux de hasard base sa politique notamment sur cette démarche volontaire, qui consiste, pour un joueur, un tiers intéressé ou encore un administrateur de biens, à demander à être inscrit sur une liste ad hoc, la liste EPIS (pour Excluded Persons Information System), qui entraîne l’exclusion d’entrée aux casinos, aux salles de jeux automatiques et aux salles de paris[4]. Cette exclusion ne concerne pas les jeux de la Loterie nationale ni ceux pratiqués dans les cafés, les librairies ou encore les sites de jeux illégaux.
Nathalie Cobbaut
[1] https://www.cyberdependance.be/carte-blanche
[2] Pour une information sur les dispositifs d’aide dans les différentes régions, en cas de problème d’addiction au jeu : https://www.gamingcommission.be/fr/protection-des-joueurs/aide-pres-de-chez-vous
[3] https://observatoire-credit.be/storage/3914/Position-commun-jeux-d-hasard-3.pdf
[4] https://www.gamingcommission.be/fr/protection-des-joueurs/folder-sur-le-jeu