Lecture: Que font les pauvres avec leur argent?

Denis Colombi est docteur en sociologie et agrégé de sciences sociales. Il enseigne les sciences économiques et sociales en tant que prof de lycée. Auteur d’un blog «Une heure de peine» (http://uneheuredepeine.blogspot.com), il s’intéresse depuis 2017 à la question de jugement que l’on se permet de poser sur la manière dont les «pauvres» dépenseraient leur argent. Il a publié en octobre dernier un petit traité contre la bien-pensance sur cette question.

Acheter des baskets de marque à ses enfants, s’offrir le dernier iPhone, fumer un paquet de cigarettes par jour: est-ce bien raisonnable quand on est pauvre? Nombreux sont ceux qui s’autorisent à donner leur avis sur la manière dont les pauvres gèrent ou devraient gérer leur argent.

Si les pauvres appliquaient les mêmes stratégies de gestion de leur argent que les classes moyennes et supérieures, ils s’en sortiraient mieux, non?! L’auteur démontre au contraire que ce discours critique et moralisateur dominant ne résiste pas à l’analyse des faits.

À partir d’exemples concrets du quotidien et de l’analyse de travaux conduits par des sociologues, l’auteur déconstruit les idées reçues sur le rapport que les pauvres ont à l’argent.

Les pratiques de gestion budgétaire sont loin d’être aussi universelles qu’on le croit. Vivre avec un budget serré impose en effet des modes de consommation et de dépenses spécifiques. Dépenser l’argent quand il arrive pour d’abord remplir les placards ou le congélateur, c’est assurer qu’on pourra au moins nourrir sa famille, quoi qu’il arrive. Constituer des stocks de marchandises quand les bonnes affaires se présentent est une manière de se constituer une épargne en nature. Ces pratiques constituent bien des décisions rationnelles, même si elles ne le sont pas pour des yeux extérieurs.

Nous n’agirions pas autrement si nous étions dans la même situation.

Et s’il s’agit de dépenses irrationnelles?

Parfois, les pauvres font des dépenses déraisonnables. Mais ces achats s’expliquent par une volonté d’intégration par la consommation. Il s’agit de montrer à son entourage qu’on n’est pas tombés tout en bas ou bien d’éviter à ses enfants d’être harcelés à l’école parce qu’ils portent des vêtements de pauvres.

À la misère s’ajoute la stigmatisation de leurs stratégies de gestion: «La pauvreté économique se double de la honte sociale d’être renvoyé à l’incompétence et à la mauvaise gestion, alors même que les pauvres consentent des efforts importants et épuisants à la gestion de leurs maigres ressources.» C’est parce qu’ils géreraient mal leur argent qu’il faut contrôler l’argent des pauvres, notamment celui qui provient des aides publiques.

L’auteur nous interpelle aussi sur les bénéficiaires de la pauvreté, bien plus nombreux qu’on ne le croit. Il existe bien sûr un business de la pauvreté avec ses produits et services spécifiques comme certaines formes de crédit très coûteuses, des logements de piètre qualité et des produits bas de gamme. N’est-ce pas au fond l’ensemble de la société qui profite de l’existence des pauvres: prise en charge du sale boulot, retour d’une certaine forme de domesticité (recours aux nounous et femmes de ménage d’origine étrangère), livraisons à domicile (Amazon, Deliveroo) et toutes les formes d’ubérisation? Avons-nous vraiment envie que cela change?

À lire absolument

Anne Fily, coordinatrice de la recherche au Réseau Financité

 

Pour découvrir cet ouvrage

Où va l’argent des pauvres?
Fantasmes politiques, réalités sociologiques, p
ar Denis Colombi, Éditions Payot & Rivages, octobre 2020