Où sont les surendettés ?

Après la crise sanitaire, l’inflation en forte hausse et la crise énergétique impactent le budget des ménages. Pourtant, en 2022, les constats du secteur de la médiation de dettes ne sont pas inquiétants. L’afflux redouté de nouvelles demandes se fait toujours attendre. À la suite de la table ronde du 7 décembre, il s’agit pour l’Observatoire du crédit et de l’endettement (OCE) de répondre aux questions suivantes: «Y a-t-il un changement de profil des bénéficiaires de la médiation de dettes amiable et judiciaire?», «Pourquoi les ménages en difficulté financière ne poussent-ils pas la porte des services de médiation de dettes?»

 L’analyse du faible recours à la médiation de dettes amiable et judiciaire en période de crise en Belgique réalisée par l’OCE[1] repose sur plusieurs sources: douze indicateurs macroéconomiques, des entretiens avec une trentaine de professionnels concernés et une table ronde ayant réuni 70 professionnels en décembre dernier. Quels sont les constats?

Malgré une inflation persistante, notre système d’indexation automatique des salaires protège en partie le pouvoir d’achat. De plus, l’évolution du taux d’emploi reste positive et le taux de chômage entame une baisse importante en 2022. Le marché du travail restant dynamique, cela protège aussi le pouvoir d’achat (quand plus de personnes ont un emploi, leurs revenus sont plus importants). En ce qui concerne les statistiques plus spécifiques liées à l’analyse du surendettement, nous ne voyons pas encore de signaux alarmants en 2022 par rapport aux faillites, aux défauts de paiement de crédit et aux procédures en RCD[2].

Tous ces indicateurs ne montrent pas de problème majeur à l’échelle nationale. Cependant, il convient de constater que ces agrégats ne donnent aucune indication sur des ménages plus spécifiques qui sont sans doute plus impactés par les crises successives et dont la situation financière s’est dégradée. L’augmentation en 2022 des demandes en aide alimentaire, de l’octroi de l’aide sociale du CPAS et de plans de paiement pour les factures d’énergie indique des difficultés financières pour un certain pan de la population. De plus, ces situations particulières sont difficiles à monitorer, faute de données précises et récentes.

Nous faisons donc face à deux constats pour 2022: le recours à la médiation de dettes est en stagnation, voire en baisse alors que les demandes d’aide sociale augmentent. C’est à partir de ces constats contradictoires que nous avons entamé une recherche pour déterminer qui sont les personnes en difficultés financières? Et pourquoi donc les services de médiation de dette (SMD) sont-ils désertés?

Les constats posés par le secteur de la médiation de dettes et de l’aide sociale

Nous retirons quelques constats généraux dans les services consultés. Les retours de terrain confirment les chiffres: un non-afflux des bénéficiaires en médiation de dettes, alors qu’il y a une arrivée importante de nouveaux bénéficiaires pour l’aide sociale et pour l’aide alimentaire.

D’après nos entretiens, la crise énergétique vient déjà bouleverser l’organisation des services d’aide sociale et alimentaire qui se retrouvent bien souvent débordés. Les CPAS connaissent en plus de cela un véritable dysfonctionnement à la suite du rôle important qu’ils ont dû assumer au cours des crises successives. On souligne notamment le manque de travailleurs sociaux après un absentéisme massif, des burn-out et une crise de sens.

Certains dossiers en médiation de dettes sont également impactés par la crise énergétique. En médiation amiable, on nous relate une baisse du disponible suite à l’augmentation de certains postes du budget, mais on ne connaît pas de hausse du nombre de dossiers avec une dette d’énergie. En règlement collectif de dettes, on constate une augmentation des demandes de révision de plan et des demandes de budget extraordinaire, notamment liés à l’énergie.

Un nouveau public débarque également dans les services d’aide. On voit arriver des personnes de la «classe moyenne dite inférieure», des travailleurs qui n’avaient jamais poussé la porte des services auparavant. Beaucoup plus d’indépendants viennent demander de l’aide, que ce soit en médiation amiable ou au sein des CPAS, suite à l’effet de la crise sanitaire sur l’arrêt des activités économiques.

Comment peut-on donc expliquer que les services d’aide sociale et alimentaire sont débordés alors que les SMD ne voient pas d’afflux de nouveaux bénéficiaires? Après avoir échangé avec les acteurs de terrain sur leurs constats dans leur secteur, nous avons demandé ce qu’ils pensaient du non-recours actuel aux SMD. Comment peuvent-ils expliquer cette réalité? De là, nous avons synthétisé sept hypothèses quant au faible recours à la médiation de dettes alors que nous sommes en pleine crise énergétique. Ces hypothèses se combineraient pour expliquer la situation et ne devraient pas être prises comme étant isolées.

Une partie des ménages peu ou pas concernée

Une première série d’hypothèses met en avant qu’une partie de la population n’est pas encore affectée par la crise énergétique. Il semblerait d’abord qu’une partie de la population bénéficie d’aides importantes au cours de ces crises successives. La médiation de dettes ne serait dès lors pas encore sollicitée, car la population la plus touchée par la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires tient le coup grâce aux aides diverses (tarif social, aide directe, indexation automatique des allocations sociales). Cette population est également habituée à aller demander de l’aide au CPAS et ceux-ci peuvent intervenir dans les factures énergétiques grâce aux fonds Covid et Inondations encore disponibles. Ces mêmes particuliers ont également été aidés pendant la crise Covid (revenu garanti, suspension des saisies, délais de paiement élargis). Certaines de ces mesures ont d’ailleurs été renouvelées comme le report de paiement pour les crédits hypothécaires en octobre 2022 ou la hausse des seuils d’insaisissabilité.

Même si d’autres catégories de particuliers n’ont pas accès à ces aides, ils peuvent être protégés de l’inflation de deux autres manières: via l’épargne et l’effet de retard des factures d’énergie. La classe moyenne inférieure qui possède un revenu au-dessus des seuils définis pour bénéficier des aides dans le cadre de la crise énergétique puiserait dans son épargne pour payer ses factures d’énergie. Pendant la crise Covid, les mesures de confinement ont rendu difficile, voire impossible la consommation de certains produits et services. Ces ménages, de la classe moyenne inférieure, dont les revenus ont été protégés, ont donc pu épargner[3]. En 2022, cette épargne accumulée par certains est utilisée pour faire face à l’augmentation de la facture énergétique.

Il y aurait également un délai entre la hausse des prix de l’énergie et son impact réel sur le budget des ménages. En effet, certains ménages n’auraient pas encore reçu leurs factures de régularisation. Par ailleurs, d’autres bénéficieraient encore de contrats fixes en cours. Ces ménages ne sont donc pas encore tous en difficulté de paiement de leur facture énergétique, il faudrait encore attendre quelques mois pour voir un afflux de bénéficiaires en médiation de dettes. Nous ne savons pas vérifier cette hypothèse, car il n’y a aucun monitoring ni sur la répartition entre contrats fixes et variables ni sur le taux d’envoi des factures de régularisation.

Des stratégies pour réduire l’impact des crises successives

Avant de pousser la porte d’un SMD, plusieurs ménages en difficulté financière cherchent toutes les solutions possibles afin de pouvoir payer leurs dettes. Trois stratégies peuvent être mises en place par ces ménages pour rester la tête hors de l’eau:

  • Afin d’anticiper ou d’éviter les difficultés financières, certains ménages mettent en place des plans pour augmenter leurs revenus. Des particuliers peuvent travailler plus ou commencer à travailler, on pense notamment aux étudiants jobistes dont le plafond d’heures défiscalisées a augmenté. D’autres ménages pourraient aussi vendre des équipements pour payer une facture d’énergie importante. Par exemple, un couple possédant deux voitures peut en vendre une. Le recours à l’économie parallèle par du travail au noir, de la prostitution ou encore du trafic de drogues peut aider certains ménages à joindre les deux bouts. Pour augmenter leurs revenus, certains ménages pourraient également contracter un crédit.
  • Une stratégie alternative mise en place par les ménages pour dégager un disponible est de diminuer ses charges. Les ménages en difficulté de paiement réduiraient leurs dépenses liées à différents postes du budget (loisirs, sorties, vacances, déplacements, télécommunication, santé, etc.). Plusieurs enquêtes attestent de cette réalité. D’après une enquête d’ING en novembre 2022[4], six personnes sur dix économisent sur leurs dépenses quotidiennes comme la nourriture. Pour réduire ce poste, les ménages peuvent faire appel à l’aide alimentaire ou encore utiliser des applications comme «Too good to go». Réduire sa consommation énergétique est une autre manière de diminuer ses charges, en agissant directement sur le futur montant de sa facture d’énergie. Toujours selon l’enquête d’ING, 86% des répondants ont pris des mesures d’économie d’énergie. Six Belges sur dix baissent leur chauffage. Les ménages qui ont une certaine épargne peuvent également investir dans l’isolation ou des panneaux solaires pour réduire leur consommation d’énergie. Les plus précaires utilisent sans doute des formes alternatives d’énergie moins chères et peuvent se chauffer et se laver dans des lieux publics (à la piscine par exemple) pour réduire leurs charges. La collocation est également une autre solution pour diminuer ses charges énergétiques.
  • Une autre hypothèse qui peut expliquer le faible recours à la médiation de dettes est que certaines personnes en difficulté financière se débrouillent par elles-mêmes pour gérer leurs dettes. Elles peuvent négocier directement des plans de paiement avec les créanciers sans passer par un service de médiation de dettes. D’autres systèmes de débrouille se mettent en place comme demander de l’aide à son réseau social (famille, amis…). Par exemple, les parents pourraient emprunter de l’argent pour aider leurs enfants.

Le non-recours aux aides accentué

Les personnes en difficulté financière vont chercher de l’aide auprès des SMD, bien souvent en dernier recours, quand elles n’ont plus d’autres choix, qu’elles sont dans une situation d’urgence. Ce non-recours à la médiation de dettes avant d’atteindre une situation critique est un constat qui existait déjà avant les crises successives. Il peut être expliqué par plusieurs facteurs.

Avant tout, une information exacte et accessible sur les SMD fait défaut. Le non-recours peut s’expliquer par la non-connaissance ou la méconnaissance de ces services par le grand public. Soit il ne connaît pas l’existence de ce type de service, soit il en a une vision biaisée à cause de rumeurs ou de mauvaises expériences de son entourage (la procédure serait équivalente à une perte de liberté, impliquerait trop de contraintes, le médiateur communiquerait trop peu avec le médié…). Est également pointé un manque de communication et d’interconnaissance entre les services de première ligne et les professionnels de la médiation de dettes. Certains sont également découragés et épuisés par le renvoi d’un service à l’autre («ping-pong institutionnel») ne permettant pas d’identifier rapidement la bonne porte à laquelle frapper.

Ensuite, la numérisation des services renforce la fracture numérique et accentue le non-recours aux droits et aux aides sociales d’un pan de la population. Cette numérisation s’est considérablement accentuée pendant la crise sanitaire. Par ailleurs, il deviendrait plus compliqué pour ces personnes d’accéder aux professionnels de la médiation de dettes, car l’accès aux preuves de revenus et de dettes peut être un obstacle quand elles sont numérisées (ces preuves sont indispensables notamment pour établir un budget correct). De plus, le télétravail généralisé dans certains services ou cabinets rendrait les rencontres en présentiel plus difficiles.

Le non-recours peut aussi s’expliquer par la situation psychologique de certains individus, ils seraient dans une situation de détresse absolue ou de déni, dépassés par leur situation. Selon les professionnels rencontrés, ces ménages «s’enfonceraient sans demander de l’aide». Ces personnes peuvent aussi avoir sollicité un SMD au départ, mais abandonnent en cours de route à cause de la lourdeur administrative.

Parallèlement, ces ménages ou d’autres auraient perdu confiance dans les institutions, qu’elles soient politiques, publiques, économiques… Ils seraient en révolte par rapport aux crises et à leurs impacts (notamment financiers). Jugeant, pour certains, leur surendettement injuste, ils n’entreprendraient pas de démarches pour le régler. À titre d’exemple, citons les mouvements de désobéissance civile, notamment «Don’t Pay»[5].

Quel avenir pour la médiation de dettes?

On peut très raisonnablement craindre que les aides, l’épargne, l’effet de retard des factures d’énergie et les trois stratégies pour éviter le recours à la médiation de dettes aient leurs limites. À court ou à moyen terme, ces «filets de sécurité» ne seront plus suffisants pour éviter les difficultés financières sévères. Les ménages se retrouveront dès lors dans une situation à leurs yeux urgente et viendront demander de l’aide en médiation de dettes. Un afflux de demandes est redouté notamment, car on en ignore l’ampleur et la temporalité. Certains prévoient cette arrivée massive pour mars/juin 2023, quand l’ensemble des factures de régularisation d’énergie seront réceptionnées. D’autres la prévoient plutôt fin 2023 ou début 2024 quand les différents «filets de sécurité» auront lâché et que les étapes de recouvrement seront bien avancées.

Les temps de crises font souvent réfléchir à des réformes. Ces crises rappellent le caractère essentiel et indispensable des professionnels de la médiation de dettes et de l’aide sociale. Travailler à faire connaître les missions des SMD et créer plus de concertation entre tous les acteurs de l’aide aux citoyens paraît primordiale aux yeux du secteur. L’idée d’une procédure de «faillite personnelle» pour les personnes en insolvabilité structurelle endettées qui permet de redémarrer de zéro est revenue également plusieurs fois lors de nos échanges.

Est-ce que 2023 sera l’année du retour au recours à la médiation de dettes? Verra-t-on des réformes dans le secteur? Seul l’avenir nous le dira.

Elisa Dehon,
économiste pour l’Observatoire du crédit et de l’endettement

 

Et en France?

De manière parallèle aux constats posés en Belgique, un même phénomène est appréhendé en France quant au nombre de dossiers de surendettement pris en charge par la Banque de France. Le 7 mars dernier, devait se tenir la deuxième édition des Rencontres de l’inclusion financière portant sur cette question et organisée par Crésus, une structure d’aide aux personnes surendettées, et par Emmaüs France. Elle a été déplacée, pour cause de grève générale 29 mars 2023.

La thématique du jour: «Le surendettement est-il un phénomène en voie d’extinction?» Le pitch de cette soirée: «Depuis plusieurs années, la Banque de France enregistre la chute des dépôts de dossiers de surendettement. Ces dix dernières années, le nombre de dépôts annuels a en effet été divisé par deux. Les ménages ont-ils moins de problèmes financiers ou sont-ils découragés par la procédure? Les réformes successives du marché du crédit produisent-elles des effets ou bien cette tendance est-elle liée aux politiques de prévention et d’accompagnement budgétaire? Et finalement faut-il se réjouir ou s’inquiéter de cette baisse?» Pour en savoir plus, nous avons interrogé la sociologue Hélène Ducourant, également impliquée dans ces rencontres. Elle explique ou plutôt ne s’explique pas vraiment ce phénomène de chute des dossiers de surendettement qui, selon elle, est pourtant une procédure qui a beaucoup d’avantages: «Face à ce constat de diminution du nombre de dossiers, on se dit qu’on n’a pas l’impression que les ménages populaires et précaires aillent mieux qu’avant. En tant que sociologue du crédit, on peut imaginer que l’encadrement du crédit revolving ait pu améliorer les problèmes de surendettement financier, qui ont en effet diminué ces dernières années. Le fait que les dettes soient moins élevées et liées à des dettes pour des biens de première nécessité (logement, énergie) entraîne sans doute que d’autres dispositifs d’aide sociale soient activés. Peut-être aussi les Points Conseils Budget qui proposent des conseils gratuits et personnalisés de gestion budgétaire ont permis d’améliorer la situation de certains ménages. Autre explication: le fait que les personnes soient dirigées vers la procédure en rétablissement personnel pour un “fresh start” dans le cadre des commissions du surendettement a également entraîné une diminution des dossiers de manière générale, car bien souvent les autres solutions proposées par les commissions (plans de paiement) entraînent des “redépôts” successifs, ce qui gonflait les chiffres par le passé. Le rétablissement personnel met beaucoup plus vite fin à la procédure. Ce sont sans doute là les éléments positifs qui pourraient expliquer la baisse du nombre des dossiers.

Mais il y a aussi des éléments moins positifs, comme le non-recours au droit qui est observable pour toutes les politiques sociales, avec peut-être une défiance institutionnelle dans le chef des personnes précarisées et le fait de n’en plus pouvoir de s’exposer à la censure morale. La numérisation des services publics les rend moins accessibles pour toute une série de publics. Par ailleurs, la crise dans le travail social implique une moins grande disponibilité et un découragement dans le chef des personnes qui recherchent de l’aide.»

Quelles que soient les raisons de cette baisse d’audience, Hélène Ducourant défend pour autant la procédure devant la Banque de France et en particulier la procédure en rétablissement personnel qui permet de remettre les compteurs à zéro et une exclusion moindre et moins longue de la société des familles en pauvreté. «Sans que cela ait provoqué une remise en cause des fondements de la société et du marché», précise Hélène Ducourant. Une réflexion à méditer de notre côté de la frontière…

N. Cobbaut

[1] Elisa Dehon et Caroline Jeanmart, «Où sont les surendettés?». Analyse du faible recours à la médiation amiable et judiciaire en période de crise en Belgique, OCE, décembre 2022, à télécharger: https://observatoire-credit.be/storage/3437/Où-sont-les-surendettés—note-d%27analyse-finale.pdf.

[2] Pour le lecteur intéressé par une analyse détaillée des données sur les défauts de paiement en matière de crédit et sur le recours à la procédure en RCD, nous renvoyons vers notre note d’analyse annuelle des statistiques de la CCP pour 2022 disponible sur le site de l’Observatoire (www.observatoire-credit.be, onglet «L’Observatoire» > «Publication»).

[3] Basselier R. et Minne G., «Household savings during and after the COVID-19 crisis: lessons from surveys», December 2021, NBB Economic Review.

[4] Wouter T., Enquête ING auprès des consommateurs. Les Belges se serrent la ceinture, 23 novembre 2022, communiqué de presse, disponible sur https://newsroom.ing.be/etude-economique-ding-linflation-et-les-prix-de-lenergie-contraignent-six-belges-sur-dix-a-reduirent-leurs-depenses-quotidiennes(consulté le 2/12/2022).

[5] «Don’t Pay» est un mouvement de contestation contre la hausse des factures d’énergie. Originaire du Royaume-Uni, ce collectif encourage à ne pas payer sa facture d’énergie.