Propriétaires précaires : quel accès au logement?

Nous avions déjà évoqué ce thème de la propriété immobilière dans le n°33 des Échos du crédit et de l’endettement, dans un dossier intitulé : «Crédit hypothécaire : les Belges ont-ils une brique sur le ventre?» La question était de savoir s’il est cohérent de vouloir à tout prix être propriétaire quand le poids du crédit hypothécaire grève lourdement le budget d’un ménage, et de conserver ce bien, alors que les difficultés financières s’accumulent. Il peut aussi être intéressant de retourner la question et de se demander si l’accès à la propriété n’est pas trop limité dans le chef des moins nantis, alors que par ailleurs on estime qu’être propriétaire de son logement constitue une sécurité, une épargne et, le cas échéant, un investissement, est-il normal d’en exclure les moins favorisés? Réflexions autour d’une option qui se pose à bien des ménages.

Paraissaient dernièrement dans la presse des chiffres relatifs au pourcentage de propriétaires de leur logement. Des chiffres notamment issus du recensement Census 2011, photographie de la Belgique sur la vie, le travail et le logement en Belgique, organisé par la Direction générale Statistiques de l’État fédéral et opéré à partir de bases de données administratives.

Census 2011 met en évidence la part de logements occupés par leur propriétaire, soit au niveau de l’ensemble du pays, deux logements sur trois, ce qui représente 66,1%. Des disparités se marquent entre provinces et encore plus entre régions : 39% de propriétaires occupant leur logement à Bruxelles contre 66% et 71% en Wallonie et à Bruxelles. Au sein d’une même région, des différences assez importantes peuvent aussi être relevées : par exemple, en Région de Bruxelles-Capitale, si le taux de propriétaires occupants est de 25% sur la commune de Saint-Gilles, il est doublé à Uccle, Woluwe-Saint-Pierre ou encore Auderghem, communes nettement plus nanties que la première.

Selon la précédente enquête de 2001[1], il ressortait que le nombre de propriétaires avoisinait les 70% et les chiffres indiquaient une augmentation de ce taux de propriétaires par rapport à 1991, étant passé de 65 à 70% en l’espace de dix ans. Les analyses assez fouillées des chiffres de l’enquête 2001 laissaient apparaître une forte corrélation entre le fait d’être propriétaire et celui de jouir d’une position économique et sociale privilégiée, avec une polarisation marquée entre le secteur de la location constitué de plus en plus de ménages à bas revenus et celui de la propriété, de moins en moins accessible aux groupes socialement vulnérables[2].

Plus de population, presque autant de propriétaires

D’après Census 2011, on assisterait donc aujourd’hui à une réduction ou à tout le moins à une stagnation du nombre de personnes propriétaires de leur logement. Une situation qui, selon Nicolas Bernard, juriste et professeur à l’Université Saint-Louis, doit être quelque peu relativisée : «Étant donné l’augmentation démographique en Belgique, il faut relativiser les chiffres avancés : si, comme l’indiquent certains chiffres, la comparaison entre les chiffres de 2001 et ceux de 2011 laisse apparaître une stagnation du nombre de propriétaires, en fait il n’y a pas moins de propriétaires qu’avant. Il y en a même plus, puisque malgré le chiffre de la population qui croît, le pourcentage de propriétaires se maintient. Mais en termes relatifs, cela veut dire que ce pourcentage de propriétaires ne parvient pas à suivre l’augmentation du volume de population. Cette tendance confirme par ailleurs qu’une grande majorité de la nouvelle population précarisée se trouve de facto exclue de cet accès à la propriété. Certains d’entre eux ont accédé à la propriété, mais ils ne sont pas nombreux.»

Pour le juriste, «cette stagnation pose toutefois question parce que jusque-là on était dans un mouvement ascendant de l’accession à la propriété. C’était quelque part notre marque de fabrique, avec le Belge et sa brique dans le ventre. Maintenant on constate que le modèle expansionniste actuel accuse ses limites et je pense qu’elles sont structurelles, liées au seuil financier trop haut de l’immobilier. Il faut se demander si les mesures multiples qui existent dans le chef des Régions ont encore un impact : à Bruxelles, clairement, la première marche du marché immobilier est trop haute. Quelque 60% des habitants de la capitale sont incapables d’envisager d’acheter».

À qui profitent les primes?

La question est alors de savoir si les moyens mis en œuvre pour accéder à la propriété sont encore efficaces aujourd’hui, et pourtant ils sont nombreux. Bonus logement, diminution des droits d’enregistrement à l’achat d’un bien immobilier, accès à du logement public à des coûts moindres que ceux pratiqués sur le marché, prêts concédés à des taux inférieurs au marché par le Fonds des familles nombreuses (en Wallonie) et du logement (à Bruxelles), primes à l’achat d’un logement social pour les ménages dont les revenus ne dépassent pas certains montants, assurance gratuite perte de revenus pour les souscripteurs… existent pour faciliter l’accès à la propriété, certaines de ces aides étant liées à des conditions de revenus, d’autres sans lien avec ce type de considérations.

Selon Nicolas Bernard, le fait que le taux de propriétaires stagne indique que ces mesures n’atteignent pas les populations les plus faibles. Certaines mesures, comme le nouveau système du bonus logement entré en vigueur en 2015, les ignorent même complètement. Pour preuve, ce document récent paru dans le site de Brussels Studies et coécrit par Nicolas Bernard et Valérie Lemaire, directrice de l’agence immobilière sociale de Schaerbeek : «La régionalisation du ‘bonus logement’ : vers une politique adaptée au contexte bruxellois?»[3]. Les auteurs y soulignent le fait que «cet avantage fiscal, d’une valeur globale de plusieurs dizaines de milliers d’euros par personne, est accordé sans aucune condition de revenus; les plus aisés en bénéficient donc également… alors que, même sans ce coup de pouce, ils seraient devenus propriétaires. (…) (Cette situation) ne serait pas trop problématique si, dans le même temps, l’on constatait une répartition équilibrée des bénéficiaires parmi les différentes classes sociales. Or il n’en est rien»[4]. En effet, ce sont surtout les revenus élevés qui bénéficient de cette mesure (50% de l’enveloppe budgétaire est captée par les deux déciles de revenus les plus hauts). L’auteur y voir également des effets pervers liés au fait que le bonus logement profite plutôt aux vendeurs, en leur permettant de booster leurs prix, constitue un «pousse-à-l’endettement», avec une dette hypothécaire par habitant pour la Belgique parmi les plus élevées en Europe et une aide dont on peut bénéficier lors de chaque achat immobilier, ce qui aurait tendance à favoriser la spéculation immobilière.

De manière plus large, une étude datant de 2010 s’intéressait aux politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles[5] et montrait que «les politiques de soutien à la propriété mises en place par la Région bruxelloise s’adressent à certaines catégories de ménages et ciblent certains quartiers du centre et de la première couronne. À travers les différentes mesures mises en place, la Région canalise l’investissement privé vers certains quartiers populaires qu’elle aimerait voir réinvestis, à la fois par des promoteurs privés et par une population à revenus plus élevés». Parmi ces mesures, l’auteure de cette étude fait le constat que les logements de la SDRB, devenue City-Dev, ne comptent que très peu de ménages monoparentaux (3,5%), d’ouvriers (4%), de chômeurs (7%) et de retraités (3%) parmi les propriétaires. Avec le relèvement des plafonds de revenus et l’élargissement des critères d’accès, les prêts avantageux du Fonds du logement profitent à un public plus jeune, avec une diminution de la part de ménages précaires parmi les bénéficiaires. Les primes à la rénovation sont quant à elles trustées par des personnes vivant seules, ayant entre 35 et 50 ans et bénéficiant d’un revenu supérieur à celui du Bruxellois moyen.

Propriétaires à tout prix?

L’exemple bruxellois montre bien que l’acquisition de son logement reste un projet réservé aux catégories sociales favorisées et ce, d’autant plus que le prix de l’immobilier est élevé. Les mesures d’accès au logement semblent inefficaces pour les populations les moins nanties, qui ne trouvent pas non plus de solutions en se tournant vers le logement social, lequel est saturé de demandes.

Certains acteurs de terrain, comme Philippe Defeyt, président du CPAS de Namur, remettent pourtant en cause la sacro-sainte brique dans le ventre des Belges comme étant le comportement le plus rationnel sur le plan économique. Dans une interview concédée au journal Le Soir en mai dernier[6], il affirmait : «Posséder une maison pour toute sa vie appartient à une époque révolue. Les nouveaux cycles de vie amènent des périodes de location plus importantes : soit quand on est jeune, quand on se sépare ou que l’on connaît des difficultés financières, et quand on est senior et que l’on revend sa maison pour entrer dans une résidence-services. La location n’est pas un recul sociétal ni inintéressante financièrement. La propriété n’est plus une fin en soi.»

Il ajoute seulement que l’objectif est d’avoir des logements à des prix raisonnables plutôt que de favoriser l’accès à la propriété. Et c’est sans doute là que le bât blesse le plus lourdement : dans un contexte où la propriété immobilière est encouragée et favorisée financièrement – à tout le moins pour ceux qui ont assez de moyens –, mais où l’on rechigne à réguler de manière encadrée le prix des loyers et où la production de logements sociaux est largement insuffisante, la location de son logement ne semble pas forcément être la solution la plus avantageuse. Alors que l’on considère une telle régulation des loyers comme représentant un risque majeur de désinvestissement des bailleurs dans le secteur du logement, Paris s’apprête pourtant à mettre en œuvre la loi Alur du 24 mars 2014 qui stipule entre autres qu’à la signature d’un nouveau bail ou de son renouvellement, à partir du 1er août prochain, le loyer ne pourra pas dépasser de plus de 20% le loyer de référence fixé par arrêt préfectoral, ni lui être inférieur de 30%. Une mesure sur laquelle Nicolas Bernard a travaillé comme expert auprès du précédent secrétaire d’État bruxellois au Logement, Christos Doulkéridis, mais qui n’a pas abouti et qui n’a pas été reprise comme piste de travail par les gouvernements régionaux, si ce n’est sous la forme d’une grille indicative «visant à inciter les propriétaires à fixer un loyer raisonnable»[7].

Dans les déclarations de politique des deux Régions, permettre au plus grand nombre d’accéder à la propriété reste pourtant la priorité, même si dans les faits l’effet escompté ou à tout le moins annoncé est loin d’être atteint.

Nathalie Cobbaut

[1] Enquête socio-économique générale 2001, monographie «Le Logement en Belgique», p. 112.

[2] Idem, p. 117.

[3] N°83, 26 janvier 2015, ISSN 2031-0293, en ligne sur www.brusselsstudies.be

[4] Idem page 2.

[5] Alice Romainville, «À qui profitent les politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles?», Brussels Studies, n°34, 25 janvier 2015, à consulter sur www.brusselsstudies.be.

[6] Le Soir du 11 mai 2015, page 6.

[7] DPR 2014-2019 Wallonie, «Oser, innover, rassembler», page 59.