Quand l’État «se frite» avec les banques

Depuis le début de la législature, les relations entre les banques et le gouvernement fédéral ne sont pas au beau fixe. Si certains observateurs estiment que l’État n’est pas assez ferme, il est clair que les relations entre ces deux interlocuteurs sont plutôt houleuses et se règlent à coups d’avis sollicités auprès d’instances régulatrices et de communiqués de presse bien sentis. 

On peut raisonnablement faire remonter les tensions actuelles entre l’État et les banques à la crise de 2008, lors de laquelle les gouvernements nationaux ont dû éponger les dérapages d’un certain nombre d’organismes financiers empêtrés dans des pratiques que l’on pourrait qualifier de douteuses. Ces relations tendues tiennent sans doute au fait que cette crise a rappelé, comme le soulignent deux auteures, que «la banque exerce traditionnellement, outre son rôle d’intermédiaire, une fonction essentielle, la supervision […] Elle entretient de vraies relations de long terme avec ses clients afin de mieux les connaître, elle examine la nature des projets à financer et les surveille. Néanmoins, elle est aussi une entreprise qu’il faut superviser et discipliner. Aussi la question “Qui supervise le superviseur?” a en partie pour réponse que c’est à l’instance réglementaire de gérer la gestion des banques, car il incombe aux pouvoirs publics de réglementer le secteur bancaire pour assurer la stabilité financière qui est un bien public […] Or, dans les trois dernières décennies, la déréglementation et la libéralisation des systèmes bancaires, à travers leur privatisation, ainsi que les fusions et acquisitions, ont entraîné un contrôle privé croissant au détriment des pouvoirs publics et des autorités de régulation (Berger et al., 2005)»[1].

La saga de l’épargne

 Ces constats s’appliquent à la situation belge et ce n’est pas l’Autorité belge de la concurrence (ABC) dans son avis sur l’état de la concurrence dans le secteur bancaire belge qui dit le contraire. Sollicitée en juin dernier par le ministre de l’Économie et du Travail Pierre-Yves Dermagne, l’ABC avait pour mission d’«analyser un possible manque de concurrence dans le secteur bancaire en raison d’apparents dysfonctionnements relatifs, notamment, à la faible rémunération des comptes d’épargne, malgré l’augmentation des taux directeurs de la Banque centrale européenne (BCE)».

Depuis plusieurs mois, un bras de fer s’est engagé entre les pouvoirs publics et les banques concernant cette faible rémunération de l’épargne. Alors que le taux directeur de la BCE ne cessait d’augmenter, cette hausse n’était pas répercutée sur les comptes d’épargne belges. Comme l’a soulevé l’ABC, «une analyse de la répercussion du taux de dépôt de la BCE sur les taux d’épargne entre juin 2022 et mai 2023 indique que cette répercussion a été lente et incomplète, particulièrement en Belgique où le taux de répercussion de 12% est très significativement inférieur à la moyenne de la zone euro (20%) et des pays frontaliers (36% au Luxembourg, 35% pour la France, 26% pour les Pays-Bas et 20% pour l’Allemagne)»[2].

 Le ministre Dermagne avait bien tenté d’infléchir la position des banques à ce sujet, en brandissant la menace d’une réglementation sur le sujet, mais sans concrétiser. Des propositions de loi à cet égard ont également été déposées au Parlement, à propos desquelles la Banque nationale de Belgique a rendu un avis négatif. Cette dernière a considéré qu’«intervenir dans la rémunération minimale des comptes d’épargne, comme le prévoient les propositions de loi, […] pourrait générer des effets secondaires significatifs,représenter une réelle menace pour la stabilité de notre secteur bancaire et mettre à mal la stabilité financière»[3].

C’est dans un tel contexte que le bon d’État à un an a été lancé par le ministre du Budget Vincent Van Peteghem, à la fin août. Un produit taillé pour le succès, avec un terme court (un an), un taux d’intérêt de 2,81% incomparable à celui pratiqué sur les comptes d’épargne à l’époque et un résultat sans précédent, avec près de 22 milliards d’euros récoltés en une semaine. Ce qui a fait dire au ministre Van Peteghem que «le succès de l’émission du bon d’État à un an montre que nos ménages et nos isolés aspirent à un rendement plus élevé et plus sûr de leur épargne. Il appartient maintenant au secteur bancaire de tenir compte de ce signal et de regagner ainsi la confiance de ses épargnants». Depuis cette opération, les taux d’intérêt sur les comptes d’épargne bancaire ont effectivement été relevés, mais le climat entre Febelfin et le gouvernement ne s’est pas amélioré.

Pot de terre contre pot de fer?

Ces dernières années, à plusieurs reprises, le ministre Dermagne a brandi la menace de la réglementation pour contrer les agissements des banques. Sans pour autant mettre ses menaces à exécution. Ce fut le cas pour l’épargne et avant cela dans le dossier des distributeurs d’argent dont la «volatilité» est de plus en plus tangible.

Dans ce dossier, ce sont les quatre banques du pays BNP/Paribas Fortis, ING, KBC/CBC et Belfius qui se sont entendues, il y a trois ans, pour créer un consortium chargé de gérer le déploiement de distributeurs de billets Cash, mais à leur sauce. Vu le nombre accéléré de fermetures d’agences bancaires et la raréfaction drastique des distributeurs de cash (dans un dossier du Vif/L’Express, les chiffres publiés de 12.571 distributeurs en 2000 contre 3.590 en 2022 sont édifiants), l’État, après avoir menacé de légiférer, a finalement négocié un accord nébuleux, vivement critiqué par l’opposition et qui a amené les organisations de consommateurs Test-Achats, Financité et OKRA à demander à la Commission d’accès des documents administratifs (CADA) de pouvoir avoir accès aux détails de l’accord signé entre le gouvernement et le secteur bancaire. Demande acceptée en octobre dernier.

Pourtant, la Banque centrale européenne (BCE), sollicitée par deux parlementaires belges PS et Vooruit à propos d’une proposition de loi visant à modifier la loi bancaire pour y intégrer l’obligation de développer un réseau de distributeurs garantissant un accès au cash à la population, a récemment rendu un avis favorable à cette proposition et s’est prononcée pour un renforcement du maillage de ces distributeurs[4].

Autre sujet en délicatesse: celui des paiements en cash de plus en plus battus en brèche dans un certain nombre de commerces et de services à la population, par exemple la SNCB. Après avoir fait voter un projet de loi obligeant tous les commerces à avoir au moins un moyen électronique de paiement, voilà que le gouvernement a dû ferrailler pour limiter le coût de ces paiements électroniques et continue de le faire afin de faire reconnaître le droit au paiement en espèces.

Le grand mot lâché

Comment dès lors expliquer ces tensions qui ne semblent pas avoir d’épilogue? «Oligopole», c’est le grand (gros?) mot lâché par l’ABC pour évoquer le manque de concurrence dans le secteur bancaire et qualifier la concentration de l’activité bancaire, dominée par quatre grands acteurs: BNP/Paribas Fortis, KBC/CBC, Belfius et ING. Dans son avis, cette autorité parle d’oligopole pour qualifier les caractéristiques du marché de la banque de détail «qui facilitent la coordination entre les principaux acteurs et tendent à réduire la concurrence (transparence, offre de services comparable, des interactions fréquentes). […] L’ABC constate que les grandes banques ont tendance à “rouler en peloton” et à offrir aux consommateurs des produits à des conditions commercialement substantiellement similaires. À cet égard, les taux d’intérêt sur les comptes d’épargne sont un exemple de l’absence (ou du degré limité) de variations dans les offres des grandes banques, par rapport aux plus petits acteurs indépendants de niche»[5].

Quelques pistes de solution ont été émises par l’ABC, comme supprimer la prime de fidélité des comptes d’épargne, créer un livret comparable au Livret A français destiné aux ménages à revenus modestes avec un taux d’intérêt unique au moins aussi intéressant que l’inflation et avec un plafond de 10.000 euros de dépôt par adulte, assurer la portabilité des comptes bancaires et mettre fin à la pratique des services liés (compte courant + crédit hypothécaire + assurance incendie) en scindant les produits bancaires et favoriser la mobilité interbanques.

C’est la question de la supervision, voire de la régulation du secteur bancaire qui demeure et qui, ces derniers mois, semble être au cœur des relations entre l’État et le secteur bancaire.

Nathalie Cobbaut

[1] Esther Jeffers, Asma Abidi, «La gouvernance des banques à l’épreuve de la crise: comment concilier intérêt général et intérêts des parties prenantes?», in Revue d’économie financière 2018/2, p. 277-287.

[2] Pour consulter l’avis de l’ABC: https://bit.ly/3R7LGVV.

[3] https://www.nbb.be/doc/ts/publications/other/20230621_avis_bnb_taux_comptes_epargne.pdf

[4] Pour prendre connaissance de cet avis de la BCE: https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52023AB0025

[5] Avis de l’Autorité belge de la concurrence relatif aux services bancaires de détail (INF_23_011 Banques), 31 octobre 2023, résumé exécutif, page 1.