Le surendettement n’est pas seulement une question de chiffres ou de procédures: il raconte l’histoire des ménages confrontés à des fragilités croissantes, à des accidents de vie, à des difficultés de gestion, à des choix imposés par la précarité et à des normes sociales qui pèsent sur leur budget. Si des dispositifs existent pour accompagner ces ménages, une part importante des personnes concernées ne s’en saisit pas. Comprendre ce phénomène et ceux qu’il touche est essentiel pour penser des politiques publiques justes et efficaces.
Le non-recours est défini comme «la non-réception des aides sociales par les personnes qui y ont normalement droit»[1]. Il ne serait pas exact d’associer nécessairement le non-recours à une décision délibérée de la part des individus de ne pas recourir à certains droits. Dans de rares cas seulement, le non-recours peut résulter d’un choix conscient et délibéré d’une personne de ne pas solliciter de prestations (Goedemé & Janssens, 2020[2]). Le non-recours n’est pas spécifique à la médiation de dettes. Il est largement observé dans l’ensemble des dispositifs d’aide sociale en Belgique comme en Europe[3].
Selon une étude conjointe de l’UCLouvain et du CPAS de Namur (Saint-Gil & Stassen, 2020[4]), environ une personne sur trois éligible au revenu d’intégration sociale (RIS) n’introduit pas de demande. Cette proportion est encore plus élevée parmi les jeunes adultes (18–25 ans) chez qui le non-recours au RIS atteint jusqu’à 50%, notamment en raison de la stigmatisation, de la méconnaissance du droit ou d’obstacles administratifs.
D’autres dispositifs affichent des taux similaires, voire supérieurs de non-recours:
- Le tarif social pour l’énergie bénéficie automatiquement à certains ayants droit, via le croisement de bases de données (data matching), mais près de 20% des personnes éligibles n’y avaient pas accès avant l’automatisation en 2021 (CREG, 2020[5]).
- Le revenu garanti aux personnes âgées (GRAPA) présente un non-recours estimé à 25-40%, notamment chez les personnes isolées ou peu connectées numériquement (SPP IS, 2019[6]).
- Les allocations de remplacement de revenus pour les personnes en situation de handicap font également l’objet d’un non-recours estimé entre 30% et 50%, en particulier chez les personnes âgées ou peu scolarisées (INAMI et Service PHARE, 2021[7]).
De manière globale, la littérature[8], [9] fait état de quatre sources de non-recours aux aides sociales, à savoir:
- le fonctionnement de l’aide; les conditions d’accès et la structure du dispositif;
- l’administration de l’aide: l’organisation et la capacité d’accueil des services proposant l’aide;
- des facteurs individuels: coûts psychologiques et informationnels trop élevés par rapport aux bénéfices attendus;
- des facteurs macros: l’environnement professionnel, social, politique ou médiatique.
Des facteurs explicatifs du non-recours à un SMD
Alors que les difficultés financières affectent une partie importante de la population wallonne, les dispositifs de médiation de dettes restent «sous-utilisés». Ce non-recours, loin d’être marginal, révèle des obstacles multiples – structurels, psychologiques, institutionnels et sociaux – qui entravent l’accès à un droit pourtant fondamental.
Cet article apporte un (modeste) éclairage à la question suivante: quels sont les obstacles qui peuvent expliquer ce non-recours, en particulier à la médiation de dettes pratiquée par les institutions agréées? L’Observatoire[10] du crédit et de l’endettement met en avant une série d’obstacles qui peuvent expliquer le non-recours spécifiquement à la médiation de dettes. Certains de ces facteurs sont évidemment identiques à ce que la littérature met en avant en matière de «non take up» aux aides sociales «généralistes».
- L’information et l’accessibilité
L’un des premiers freins est le manque d’information sur l’existence même de la médiation de dettes.
– Certains ménages ignorent l’existence des services de médiation de dettes.
– D’autres en ont une compréhension partielle (confusion avec le service social du CPAS, le règlement collectif de dettes [RCD]…).
– D’autres en ont connaissance, mais ne savent pas à qui s’adresser.
Malgré les efforts déployés pour informer le public (portail d’information, campagnes de sensibilisation…), les messages peuvent être noyés parmi d’autres informations ou formulés de manière complexe ou peu adaptée au public cible.
- La non-demande: refus ou hésitation à solliciter de l’aide
Même lorsqu’ils connaissent l’existence de la médiation de dettes, certains ménages ne font pas la démarche d’y recourir pour plusieurs raisons:
– Des idées préconçues: ils pensent, par exemple, que la médiation est réservée aux bénéficiaires du CPAS ou qu’elle impose automatiquement un RCD.
– La peur des conséquences: certains craignent de perdre le contrôle de leurs finances ou d’être soumis à des contraintes trop strictes.
– Des freins psychologiques: demander de l’aide pour des problèmes financiers peut être perçu comme une honte ou un échec personnel. La peur du regard des autres et du jugement peut être un frein.
– Le déni ou l’épuisement: certaines personnes sont en détresse importante et «s’enfonçent» dans leurs difficultés sans réagir. D’autres, après un premier contact avec un service de médiation de dettes, abandonnent face à la complexité administrative du processus.
– D’autres priorités: le non-recours peut être conjoncturel, lié à des priorités plus urgentes (logement, santé, alimentation) ou à un manque de temps et d’énergie pour entreprendre une démarche perçue comme lourde et aux conséquences incertaines. Dans un contexte de précarité, les marges de manœuvre psychologiques et pratiques sont souvent étroites pour permettre l’engagement dans un processus de médiation, même si celui-ci est pertinent à moyen terme.
- La non-réception et la non-proposition
Même lorsqu’une personne décide de demander de l’aide, elle peut se heurter à des difficultés d’accès aux services de médiation de dettes:
– Des listes d’attente: certains services sont saturés et ne peuvent pas répondre rapidement aux demandes, ce qui décourage les bénéficiaires.
– Des démarches administratives lourdes: constituer un dossier (rassembler les preuves de revenus et de dettes) peut être perçu comme un obstacle insurmontable, entraînant un abandon en cours de route. Certains évoquent un «burn-out administratif».
– Un manque de lien avec le médiateur: certaines personnes ne se sentent pas en phase avec leur médiateur, ce qui peut entraîner une rupture dans l’accompagnement. Certains professionnels soulignent un manque de mobilisation des bénéficiaires qui peuvent se sentir dépassés ou vouloir garder le contrôle de leur situation, même au risque de l’aggraver.
- Le manque d’orientation par les acteurs de terrain
Un autre frein au recours à la médiation de dettes réside dans le manque d’interconnaissance ou de coordination entre les différents services:
– Un déficit d’information et de communication entre les professionnels: certains travailleurs sociaux ou services de première ligne ne connaissent pas suffisamment les dispositifs existants et ne les recommandent donc pas aux bénéficiaires.
– Le «ping-pong institutionnel»: certaines personnes en difficulté «naviguent» d’un service à l’autre sans qu’aucun ne prenne véritablement en charge leur situation, ce qui peut les décourager et les pousser à abandonner leurs démarches.
- Les évolutions sociétales et le numérique
Des changements récents dans l’organisation des services et dans la société peuvent également accentuer le non-recours:
– La digitalisation des démarches et la fracture numérique: la prise de rendez-vous en ligne, la numérisation des dossiers et l’informatisation du RCD via JustRestart peuvent entraver l’accès aux services pour les personnes éloignées du numérique. Certaines personnes n’ont pas accès à un ordinateur ou ne maîtrisent pas les outils numériques, ce qui complique l’accès aux services, la constitution des dossiers et le suivi des procédures. Ces obstacles technologiques participent à une forme d’exclusion administrative silencieuse, en particulier pour les publics précaires ou isolés.
– Une perte de confiance dans les institutions: face aux crises successives, aux récentes décisions budgétaires des différents gouvernements et à leurs impacts sur le budget, certains ménages se sentent «abandonnés» par les pouvoirs publics et ne croient plus en l’efficacité des dispositifs d’aide. Qu’elle soit fondée sur des expériences antérieures négatives (refus d’aides, manque d’écoute, lenteur administrative) ou sur des craintes plus diffuses, cette défiance peut engendrer un refus d’engagement. Les services de médiation de dettes sont parfois perçus comme complexes, intrusifs ou proches des créanciers, ce qui alimente le non-recours.
Malgré l’existence de dispositifs spécialisés, expérimentés et souvent gratuits de médiation de dettes, une proportion importante de personnes surendettées n’y recourt pas. Ce non-recours s’explique par une pluralité de facteurs d’ordres structurel, institutionnel et subjectif, qui révèlent les limites de l’offre actuelle face aux réalités sociales des publics concernés. Le non-recours à la médiation de dettes n’est bien souvent pas le fruit d’un choix rationnel, mais d’un enchevêtrement de freins objectifs et subjectifs.
Il met en lumière la nécessité pour les pouvoirs publics:
– de renforcer l’accessibilité réelle des dispositifs, au-delà de leur existence juridique ou administrative;
– de renforcer l’interconnaissance des dispositifs;
– de repérer proactivement les personnes en difficulté via les relais de terrain et de développer l’outreaching[11];
– d’adapter les démarches, sur les plans tant numérique qu’humain, pour recréer la confiance;
– de travailler à l’automatisation des droits, tout en prenant en considération ses éventuels effets pervers;
– de monitorer le non-recours, avec une méthodologie spécifique.
L. Pierroux et C. Jeanmart, de l’Observatoire du crédit et de l’endettement
[1] Cette définition provient du rapport d’Eurofound, «Access to social benefits: Reducing non-take-up | European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions», 2015.
[2] T. Goedemé & J. Janssens (2020). The concept and measurement of non-take-up: An overview, with a focus on the non-takeup of social benefits. InGRID. https://takeprojectnl.wordpress.com/wp-content/uploads/2020/09/deliverable-9.2.pdf
[3] Service de lutte contre la pauvreté (Belgique) – Rapports bisannuels 2018, 2020, 2022, 2024.
[4] J.-P. Saint-Gil & B. Stassen (2020). Non-recours au revenu d’intégration: résultats d’une étude dans cinq CPAS wallons. UCLouvain/CPAS de Namur.
[5] CREG (2020). Évaluation du dispositif de tarif social pour l’électricité et le gaz.
[6] SPP Intégration sociale (2019). Évaluation du non-recours au GRAPA.
[7] INAMI & Service PHARE (2021). Accès aux allocations pour personnes en situation de handicap.
[8] – P. Brotcorne, L. De Smedt, J. Moriau, K. Steenssens, K. Van den Broeck & M. Wagener, 2024, Étude sur le non-recours au revenu d’intégration et aux droits dérivés – Estimation et pratiques inspirantes de lutte contre le non-recours, KULeuven et HIVA-Institut de recherche sur le travail et la société.
– H. Dubois, A. Ludwinek, 2015, Access to social benefits : Reducing non-take-up, Eurofound.
[9] C. Boisseuil, 2025, Recours aux droits sociaux – Synthèse d’un travail qualitatif mené dans deux arrondissements, SciencePo et Apur.
[10] – E. Dehon et C. Jeanmart, 2022, «Où sont les surendettés?» Analyse du faible recours à la médiation amiable et judiciaire en période de crise en Belgique, Observatoire du crédit et de l’endettement.
– E. Dehon, C. Jeanmart, 2024, «Où sont les surendettés? Un an après». Analyse du faible recours à la médiation de dettes amiable ou judiciaire en Belgique en 2024, Observatoire du crédit et de l’endettement.
[11] L’outreaching consiste à aller vers le public concerné par le non-recours pour l’informer sur ses droits et le sensibiliser à l’importance de les faire valoir.